Big Pharma et le prix de la vie

Ma première dépense de 2020 – je n’en suis pas fière – a été un billet de Lotto Max. Je marchais avec mes belles-sœurs après le brunch du Nouvel An. Rue Sherbrooke, nous nous sommes arrêtées au dépanneur. Un coup de tête. Cinq dollars partis en fumée.

Ça m’aura au moins permis de rêver, l’espace de quelques jours, à ce que j’aurais bien pu faire de 70 millions. Vous avez peut-être acheté un billet, vous aussi. Pour le rêve.

Maintenant, imaginez une loterie dont le gros lot ne serait pas une nouvelle maison, un voyage au bout du monde ou un « bye-bye boss » proclamé sans regret, mais… la vie de votre enfant.

Ça semble inconcevable. Le scénario cruel d’une dystopie hollywoodienne. Cette loterie vient pourtant tout juste d’être lancée, dans le monde réel. Les premiers gagnants seront annoncés en février.

C’est le laboratoire suisse Novartis qui organise cette indécente tombola. Le géant pharmaceutique commercialise le médicament le plus cher du monde : le Zolgensma coûte 2,8 millions de dollars. Une seule injection peut sauver un bébé atteint d’amyotrophie spinale, une maladie génétique entraînant l’atrophie des muscles, puis la mort.

Dans ce qu’elle voudrait nous faire croire être un élan de générosité pure, la multinationale suisse a donc décidé de faire tirer 100 doses de Zolgensma en 2020. Des milliers d’enfants seront en compétition dans le monde. Des milliers de parents désespérés tenteront leur chance.

Ils entretiendront, pour la plupart, de faux espoirs. Ils seront anéantis quand leur bébé ne sera pas pigé. Ils feront pression sur leurs gouvernements pour exiger le remboursement du Zolgensma par l’État.

Je soupçonne que c’est précisément l’objectif de Novartis. Cette loterie n’est qu’une vulgaire, une obscène technique de marketing.

Mais ce n’est pas le plus scandaleux.

Le pire, dans cette histoire, c’est que le Zolgensma a été développé grâce à des subventions et à des dons récoltés lors d’un téléthon, en France. Novartis a racheté les droits en 2018 et la France, qui a financé l’élaboration de cette thérapie de pointe, doit maintenant payer un prix astronomique pour y avoir accès. (Cela dit, la France n'est pas incluse dans le tirage au sort puisqu’elle a décidé de rembourser le Zolgensma aux patients.)

Ce n’est qu’un cas parmi d’autres. La méticuleuse enquête de ma collègue Marie-Claude Malboeuf, publiée samedi et dimanche, démontre comment des labos privés s’enrichissent en vendant des traitements développés avec des fonds publics.

Le Québec n’y échappe pas. Des chercheurs de Montréal, par exemple, ont développé un traitement révolutionnaire contre l’hypophosphatasie, une maladie des os héréditaire et mortelle. Ils ont reçu l’appui du Fonds de solidarité FTQ et bénéficié de crédits d’impôt.

Le fabricant américain Alexion a mis la main sur le brevet pharmaceutique. Depuis, il vend à prix d’or le médicament développé dans les labos de l’UdeM. Pour être traité, un malade doit débourser deux millions… par an.

Sans surprise, la valeur d’Alexion a explosé. Ses actionnaires sont ravis. Tellement que le président de l’époque a touché la rondelette somme de 50 millions.

Et les contribuables québécois qui ont financé le développement de ce remède miracle ? Rien. Pas même de quoi s’acheter un billet de loto. Méchant retour sur l’investissement.

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L’enquête de Marie-Claude Malboeuf montre à quel point les thérapies hors de prix se sont multipliées au cours des dernières années, au Québec comme dans le reste du monde. On parle de médicaments sophistiqués pouvant guérir des maladies génétiques rares et des cancers.

Ces traitements ne sont pas remboursés par la Régie de l’assurance maladie du Québec, dont les coûts explosent déjà.

En 2018, le coût des médicaments couverts par la RAMQ s’est élevé à 4,9 milliards, en hausse de près de 1 milliard en cinq ans. Avec le vieillissement de la population, cette flambée ne peut que s’accélérer.

On ne pourra sans doute pas faire l’économie d’un douloureux débat de société à ce sujet. Il faudra cesser de croire que la vie n’a pas de prix. Elle en a un.

Un prix toujours plus élevé.

C’est tragique, mais sans doute n’avons-nous pas les moyens, collectivement, de toujours le payer.

J’écris ça en sachant que, si mon enfant était atteint d’une maladie mortelle, je remuerais ciel et terre pour qu’il ait accès à un médicament à deux millions.

J’écris ça froidement, sans pouvoir imaginer la douleur d’un parent qui voit son bébé mourir en sachant qu’un traitement existe, mais qu’on lui refuse l’accès.

Mais la question est peut-être ailleurs.

Peut-être n’a-t-on pas à débattre de la capacité de payer de l’État québécois. Peut-être faut-il plutôt se demander pourquoi, au départ, le foutu médicament coûte deux millions…

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« Plein de nouvelles molécules sortent à un demi-million et ne valent pas autant ! Ça n’a pas de sens », s’indigne le chef pharmacien du CHU Sainte-Justine, Jean-François Bussières, dans l’enquête de ma collègue.

Les États n’ont pas à encourager la cupidité des pharmaceutiques. Ils doivent leur tenir tête. Exiger qu’elles rendent des comptes.

Ces multinationales soutiennent qu’elles dépensent des milliards en recherche et développement. Mais elles récupèrent jusqu’à dix fois leur mise en quelques années, ont conclu des études internationales.

Elles n’hésitent pas à racheter des brevets aux concurrents, question de bloquer la mise en marché de produits concurrents. Autrement dit, au nom du profit, elles mettent au rancart des médicaments potentiellement salvateurs. Pendant que des malades, privés de traitements, meurent.

Ah, mais les actionnaires sont satisfaits…

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En France, la loterie de Novartis a fait scandale.

Cette annonce n’est pourtant pas une aberration, « elle est le produit d’un système encouragé par l’absence d’actions de nos pouvoirs publics », dénonce un collectif d’ONG françaises dans une tribune au Monde, publiée le 7 janvier.

« C’est le système actuel dans son ensemble qu’il faut combattre et repenser intégralement. » Les États, plaide ce collectif, doivent faire front commun pour freiner la dérive financière des pharmaceutiques.

C’est assez de payer deux fois les médicaments – d’abord en finançant leur développement à même les fonds publics, puis en étant forcés de les acheter à prix fort à des labos privés.

C’est assez de sabrer les soins de santé, d’entasser des civières dans les corridors d’hôpitaux, de presser le citron des infirmières pour se payer des médicaments absurdement trop chers.

Tout ça, pendant que Big Pharma s’en met plein les poches. C’est assez.

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