Rio 2016  Chronique

Rio, nécropole africaine

RIO DE JANEIRO — Un jour de janvier il y a 20 ans, Merced Guimaraes creusait dans le sous-sol de sa petite maison de Gamboa, près du vieux port de Rio.

Ce qu’elle a trouvé là a changé ses plans de rénovation, sa vision du Brésil et tout le cours de sa vie.

Tiens, un os ? Un animal, sans doute. Encore un… Puis un autre… Des tas d’os, ça n’en finissait pas, des os brisés… par dizaines, par centaines.

« Il y avait plus d’os que de terre ! » me dit la femme, entre deux gorgées de café.

« Rues étroites, sinueuses, maisons d’un étage collées, négligées, ce vieux quartier change, mais il est encore réputé pour ses trafiquants et ses prostituées. »

Comme elle a une petite entreprise d’extermination, elle a des notions d’anatomie. Ces os, c’étaient des os humains. Il y avait des os d’enfants, des petites dents de rien du tout… Cinq mille fragments !

« J’ai eu peur, je croyais qu’un assassin avait enterré ses victimes ici. J’ai pensé appeler la police, mais peut-être qu’ils penseraient que j’ai tué ces gens ? »

Elle a ramassé tous ces fragments, les a mis dans des boîtes et a appelé un de ses voisins, qui avait écrit sur l’histoire du quartier.

« Ma chérie, ta rue s’appelait autrefois le chemin du Cimetière… C’est un cimetière d’esclaves que tu as trouvé là ! »

Elle avait entendu cette histoire, mais pour elle, c’était une légende. Eh ben non. C’était bien vrai.

Entre 1769 et 1830, c’est ici qu’on enterrait les esclaves trop mal en point pour être vendus. Déjà, un sur cinq ne survivait pas aux conditions infectes des navires négriers.

Pourquoi ces os étaient-ils en éclats ? Sûrement, les travaux de construction les avaient brisés ?

Pas du tout. L’espace étant restreint dans ce cimetière, on découpait les corps avant de les brûler, pour qu’ils prennent moins de place. C’est ainsi qu’on pouvait en empiler un maximum…

La ville se construisait de plus en plus près, et les registres de la police témoignent des plaintes des citoyens pour cause d’odeurs, qui sont venues à bout du cimetière.

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C’est une sorte de tabou au Brésil, pays qui célèbre son métissage. Mais Rio était le plus grand marché d’esclaves africains du monde. Plus de 1 million d’esclaves ont débarqué sur ses rives, au Cais Do Valongo.

Les experts estiment qu’entre 3,6 et 5 millions d’esclaves ont été envoyés au Brésil (1). C’est au moins 10 fois plus que dans toute l’histoire des États-Unis. Le Brésil a aussi été le dernier pays occidental à abolir l’esclavage, en 1888.

Ce ne sont pas des choses qu’on apprenait à l’école, et à peine maintenant. « Dans les années 90, personne ne parlait de ça ! »

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Son mari lui a dit : « Si tu appelles la Ville, ils vont arrêter les travaux. Enterre tout ça ! »

Mais c’était évidemment trop important. Elle a appelé la Ville. Son mari avait raison : les gens du Patrimoine ont tout arrêté. Ils ont fait venir des archéologues. Et au bout de trois ans… Ils n’ont rien fait. Avec leurs trois enfants, ils ont dû habiter trois ans dans le bureau de l’entreprise d’extermination.

La nouvelle s’est répandue. Des étudiants, des chercheurs de par le monde sont venus la visiter. Elle a alerté les médias. Et au fil de ses rencontres avec tous ces experts, elle a acquis une connaissance profonde de l’histoire de l’esclavage.

Comprenez que rien ne destinait cette femme à devenir une passionaria de la conscience afro-brésilienne. De parents espagnol et portugais, nullement politisée, elle ne cherchait rien, c’est l’Histoire qui lui est tombée dessus.

Et elle a décidé qu’elle avait l’obligation morale de faire connaître cette histoire aux Brésiliens et au monde. Elle a acheté les deux petites maisons voisines et en a fait un mini-musée, totalement privé. La société de revitalisation du vieux port la finance un peu, mais son petit centre vivote. Il n’y a que quelques images, des documents, des tableaux. Sa petite exposition, qui s’appelle « à fleur de terre », n’en est que plus bouleversante. Environ 45 000 personnes sont venues ici depuis deux ans.

Manu Dibango, le musicien camerounais qui agit comme observateur de la francophonie pendant les Jeux, est venu la visiter. « Il m’a dit qu’il emmènerait des athlètes africains et qu’ils vont traduire mes documents en français. »

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« Il y a la grande Histoire, mais il y a toutes les petites histoires. Imagine te faire capturer, dans ton pays, devant ta famille, te faire emprisonner, te faire mettre des chaînes, lancer dans un bateau, vendu comme une chose… Imagine la mère qui voit sa fille vendue comme esclave sexuelle… Tu deviens fou, si tu penses à ça. C’est un holocauste noir… »

Il y avait 28 personnes enterrées en dessous de chez Merced, dont cinq enfants.

On peut voir les vestiges du Cais Do Valongo, tout près de ce qu’on a renommé le « Port Merveilleux » : ce vieux port rénové avec un immense succès populaire, là où brûle la flamme olympique.

Mais rien ne rappelle au visiteur ce passé désagréable.

« On a effacé la ville noire, et tout ce qu’on a célébré dans les cérémonies d’ouverture, ce métissage qui a fait la musique et la culture du Brésil, dans la ville, on l’a enterré », me dit Joao Monteiro, un Carioca qui fait son doctorat à l’UQAM en études urbaines sur la comparaison entre la rénovation du vieux port de Rio et Griffintown.

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Merced Guimaraes a changé sa façon de voir le monde et son pays.

« La Ville ne veut rien faire pour honorer leur mémoire. C’est une histoire qu’elle veut enterrer. Elle n’a eu aucun respect pour ces êtres humains pendant leur vie, on a nié leur histoire, et même après leur mort, on ne leur témoigne pas le moindre respect. Les gens des universités savent tout ça, mais ils laissent leurs connaissances sur leurs tablettes. Moi, je veux la livrer au peuple.

« Avant cette découverte, je croyais que le racisme n’existait pas au Brésil. Mais il est très fort. Ils ne veulent pas faire vivre cette mémoire. Alors, j’ai une obligation morale de continuer. »

(1) Michel Faure, Une histoire du Brésil, Perrin, 2016

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