OPINION HÔPITAL SAINTE-JUSTINE

La pierre angulaire

« Dieu en ayde », indique la devise de l’hôpital Sainte-Justine… mais pendant encore combien de temps ?

Le médecin pédiatre Jean-François Chicoine rappelle les origines de la célèbre institution montréalaise au moment où cette dernière est, selon lui, menacée par sa fusion avec le CHUM.

Opinion : Hôpital Saint-Justine

Un bâti féministe

À l’occasion de son 375e anniversaire, la Ville de Montréal célèbre le féminisme des grandes « Bâtisseuses de la Cité », chacune d’elles incarnant l’orgueil d’un quartier phare.

Aux côtés des Marcelle Ferron, Françoise David et autres se trouve honorée, comme égérie de Côte-des-Neiges et Notre-Dame-de-Grâce, Justine Lacoste-Beaubien (1877-1967), dont la bonne œuvre fut, durant 60 années consécutives de son vivant, plus que bonne, je dirais immense : l’hôpital Sainte-Justine.

Sainte-Justine, résolument le bâti le plus féministe de l’histoire de la « race » canadienne-française. Justine Lacoste-Beaubien, la plus grande gestionnaire montréalaise du XXe siècle ?

J’ai connu matante Justine, ses bonbons, ses tours de fauteuil roulant. J’avais 9 ans quand elle est morte, l’année de l’Expo.

Elle avait un peu de barbe aussi, sans doute parce que la Chambre de commerce de Montréal l’avait tellement fait sourire en la proclamant « Homme du mois » au début des années 60.

Entreprenante, pragmatique, totalement impressionnante, parfois intransigeante et économe, Justine Lacoste-Beaubien faisait néanmoins toujours part d’une abnégation absolue en faveur des enfants.

Un cas d’exception

Fondé par un groupe de femmes en 1907, à une époque où le clergé se méfie d’elles et les hommes décident pour elles dans l’espace civil, puis dirigé uniquement par des femmes sur près d’un demi-siècle d’innovations fulgurantes, c’est surtout le partage des pouvoirs entre le féminin et le masculin, pour ainsi dire entre le médical, l’administratif, l’universitaire, le politique et le religieux, qui a fait de Sainte-Justine un cas d’exception dans l’histoire universelle des hôpitaux pédiatriques, à titre comparatif avec celui des Enfants malades à Paris (1802) ou le Nursery and Child’s Hospital à New York (1854).

Sainte-Justine, dès son départ, c’est un peu le Downton Abbey de la puériculture, d’abord sous la gouverne de féministes catholiques, avec le soutien de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste et des Filles de la Sagesse, puis laïcisé à la Révolution tranquille, chacun y joue son rôle qui sert le mieux la cause des enfants.

Luxe ou nécessité, selon la compassion et l’engagement qu’une société voue, ou pas, aux soins de ses petits, disposer collectivement d’un hôpital essentiellement consacré à l’enfance n’est pas une pratique courante à l’échelle mondiale.

Un hôpital d’enfants est une pierre précieuse, à défendre jalousement, qui, dans le cas particulier de Sainte-Justine, aura parallèlement été la pierre angulaire de la survie de tout notre peuple.

Au début du XXe siècle, la ville est prospère, mais une bonne partie des enfants y crèvent de faim et de dysenterie, surtout les bébés francophones, leurs parents étant parmi les plus pauvres, les moins éduqués.

Des hôpitaux montréalais acceptent des enfants, souvent pour les voir mourir en direct. Le Children’s Memorial Hospital (1904) ne dispose alors que d’une quinzaine de lits pour des soins orthopédiques. En février 1907, lors d’une réunion de la Société médicale de Montréal, le DRaoul Masson, grand pourfendeur de la mortalité infantile, s’adresse à ses pairs en déplorant l’absence de refuge pour les enfants canadiens-français malades.

Il aura été entendu.

Fin novembre 1907, l’hôpital Sainte-Justine, au départ qu’un loyer dans la rue Saint-Denis, allait permettre, par l’action féminine sociale et curative, d’accoter les services offerts aux descendances anglo-protestantes, en s’ouvrant aux indigents, à toutes les religions, à des enfants de plus en plus grands, à l’obstétrique, à des programmes de santé publique et communautaire, à la recherche, aux soins de plus en plus spécialisés, toujours dans le cadre d’une mission éducative ou universitaire, en formant des infirmières, des médecins, des professeurs, des chercheurs, des administrateurs, ce, depuis maintenant 110 ans.

Il est bon de rappeler que sous des dehors opérationnels, le gouvernement libéral procède actuellement à la vente de feu symbolique et substantielle de ce CHU Sainte-Justine.

Seuls les Conseils des médecins et dentistes des différents établissements et la loyauté de nombreux employés et gestionnaires échappent aujourd’hui à la mainmise. Devant la fusion des conseils d’administration, des directions administratives et, sous peu, des laboratoires, dans le contexte d’une réforme de la santé – par ailleurs sans signification et sans liberté de parole, aurait déploré le sociologue Fernand Dumont –, il n’a jamais été plus urgent de raviver le travail fondateur des premières administratrices de Sainte-Justine.

Je les nomme avec émotion : 

Mme Justine Lacoste Beaubien, Mme Alfred Thibaudeau, Mme Thaïs Lacoste-Fremont, Mme Euphrosine Rolland, Mme Lucie Lamoureux Bruneau, Mme Blanche Bourgoin Berthiaume… et la Dre Irma Levasseur.

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