L’école de la nouvelle chance

Bon an, mal an, une centaine d’élèves fréquentent l’école primaire Charles-Bruneau, à Montréal. S’ils s’y retrouvent, c’est qu’ils ont épuisé toutes les ressources des autres établissements. « Ils arrivent à Charles-Bruneau le rejet dans le tapis », résume le directeur. Pendant un an, La Presse a eu un accès total à cette école. Une fenêtre ouverte sur le parcours bouleversant de ces enfants.

Un reportage d’Isabelle Audet et de François Roy

« LEUR MONTRER QU’ILS ONT UNE VALEUR »

Entre août 2016 et juin 2017, nous avons pu entrer à tout moment dans l’école Charles-Bruneau. Nous y avons fait la connaissance d’enfants au parcours ponctué d’innombrables embûches. Les adultes qui les accueillent s’investissent dans leur « reconstruction » dans un quotidien chargé d’émotions.

La rentrée

Le début des classes à l’école Charles-Bruneau n’a rien à voir avec le joyeux chaos que l’on trouve habituellement aux abords des établissements scolaires à la rentrée. Ici, les enfants attendent l’arrivée des enseignants et des éducateurs à bord d’une voiture d’un service de transport. Les uns après les autres, ils sont accueillis chaleureusement par le personnel de l’école, mais sans tambour ni trompette. Cette chorégraphie bien huilée les mènera rapidement à l’intérieur.

Fébrilité des premiers jours

« Utilise tes moyens »

Chaque enfant apprend à utiliser des outils pour arriver à mieux gérer les émotions qui le submergent. Ces « moyens » sont personnalisés et, ultimement, ils permettent aux élèves de mieux fonctionner en groupe. Ce jeune semble en punition dans le bureau du psychoéducateur Yannick Paré, mais il s’y est rendu lui-même avant de se mettre en colère. Il décompresse quelques minutes sur cette chaise pendant que l’éducateur vaque à ses occupations, puis il retourne en classe. Ce moment où il s’isole dans un endroit qui le rassure lui sera bénéfique.

Gestion de crise

Parfois, les « moyens » ne suffisent pas. À chaque étage, l’école a aménagé une salle couverte de matelas afin de permettre des interventions sécuritaires auprès des jeunes en crise. Ces « arrêts d’agir » se font généralement en équipe. L’intervention limite les mouvements de l’enfant afin de le protéger, lui, ainsi que ses camarades.

Tisser des liens

Comprendre les besoins

Il ne s’agit pas « d’acheter la paix », précise le directeur, Martin Sévigny. Il précise que le fait d’établir un plan qui tient compte des besoins des élèves, « c’est payant ». Les attentes évoluent en fonction des progrès des enfants. Ici, l’éducatrice Natacha Gagné se penche sur une fillette qui a exprimé le désir de dormir après un matin mouvementé.

Travail d’équipe

Une direction impliquée

Questionnement

Malgré l’expérience et le soutien des collègues, il arrive que les enseignants et les éducateurs se remettent en question. « Tous les ans, je me demande si c’est encore ma place, si j’aide vraiment les enfants », nous confie Nathalie Ménard, éducatrice spécialisée, que l’on voit ici maîtriser un enfant en crise. « Mais oui, tu les aides ! Tellement ! » rétorque sa collègue Kim Blundell, enseignante. Nathalie esquisse un sourire : « Oui, mais les arrêts physiques, ce n’est pas facile à faire. Il faut vraiment reconstruire le lien ensuite… »

Le retour au régulier

Émotive fin d’année

« Une valeur »

« Il faut leur montrer qu’ils ont une valeur et qu’ils finissent par croire qu’ils en ont une, valeur », souffle l’éducatrice Natacha Gagné pour décrire son quotidien à l’école Charles-Bruneau. Au moment du grand départ pour les vacances, la force de ce lien est manifeste.

Un dernier recours

La vocation de l’école Charles-Bruneau tranche avec l’approche inclusive que prône le ministère de l’Éducation. Depuis une décennie, Québec encourage l’intégration des enfants en difficulté aux écoles de quartier. Mais voilà que dans l’établissement de Rosemont, on les réunit au contraire sous le même toit. C’est une solution de dernier recours, assure la Commission scolaire de Montréal (CSDM).

« On a la chance d’avoir un service comme celui-là, mais en même temps, il faut être très prudents : ça ne doit pas devenir une panacée. Il ne faut pas y référer des enfants sans avoir pris toutes les mesures pour agir dans la classe régulière », affirme Gérald Gauthier, directeur adjoint des services éducatifs, à l’adaptation scolaire et aux services à l’élève à la CSDM. Il estime qu’environ 5 % des élèves du primaire de sa commission scolaire pourraient être dirigés vers l’école Charles-Bruneau pendant leur parcours.

Pas question toutefois d’y arriver du jour au lendemain. Lorsqu’un enseignant signale les difficultés sérieuses d’un élève, la commission scolaire dépêche d’abord une « équipe répit » rapidement dans la classe. Un orthopédagogue et un psychoéducateur observent l’enfant, puis formulent des recommandations pour lui venir en aide. Si ces mesures ne portent pas leurs fruits, l’élève peut être dirigé vers une classe spécialisée, où il obtiendra plus de services.

Malgré tout, il arrive que même cette attention particulière ne suffise pas. C’est à ce moment que le téléphone de Martin Sévigny, directeur de l’école Charles-Bruneau, sonne.

« Certains jeunes arrivent à l’école Charles-Bruneau après avoir passé des mois en retrait, à l’écart des autres. La majorité était en crise la moitié de la journée. C’est heavy, mais c’est ça. »

Martin Sévigny, directeur de l'école Charles-Bruneau

La conversation est interrompue par l’arrivée d’un élève dans son bureau. Timide, il remet un document au directeur. « Oh. Jonathan, il a confiance en toi pour que tu viennes me donner des documents officiels comme ça ! s’exclame Martin Sévigny. Génial. Merci. Tu peux dire à Jonathan que je vais lui en parler. » L’élève repart en esquissant un demi-sourire.

« C’est ça qu’on fait : on les met dans un milieu où on peut répondre à leurs besoins, pour remonter leur estime d’eux-mêmes », explique le directeur.

Grande charge émotive

Lors d’une de nos visites, l’hiver dernier, il terminait un appel pour s’informer au sujet d’un jeune d’une douzaine d’années. L’école venait tout juste de demander l’intervention de la Direction de la protection de la jeunesse. Pendant des semaines, l’enfant cachait aux intervenants de l’école qu’il était livré à lui-même la presque totalité du temps, seul à la maison. « Il maigrissait, ça n’avait pas d’allure. On était inquiets. On a dû faire intervenir la police », raconte Martin Sévigny.

Pendant qu’il nous explique l’intervention, un enfant hurle à fendre l’âme tout juste à côté, dans le corridor. « Ah, lui, il fait des progrès, tempère le directeur. Avant, il nous faisait ça tous les jours, et ça doit faire un bon trois semaines que ça n’était pas arrivé ! »

Comment faire face à une telle charge émotive au quotidien ? « Je ne suis pas froid, mais j’arrive à garder mon calme », assure-t-il. Son principal souci : faire équipe avec les enseignants et les intervenants pour diminuer le taux de violence dans l’école. Il appuie aussi les intervenants et les enseignants lorsque les émotions prennent le dessus.

« Je veux qu’on travaille en équipe, souligne le directeur. Quand je les sens plus vulnérables, je les prends à part et je les écoute. Je leur dis : “Quand tu viens de régler une crise, tu as le droit de venir me voir pour prendre une pause.” Ils décompressent, ils pleurent parfois… On est tous des humains. »

Il ajoute que récemment, après une intervention plus corsée avec un élève, un membre du personnel l’a invité à son tour à venir prendre une pause dans son local. « Il y a des crises où c’est tout juste si on ne prend pas un petit cappuccino tellement on est en contrôle. Mais pour la première fois, un membre de l’équipe m’a dit : “Hé, Martin, tu as le droit toi aussi de décompresser, on est là les uns pour les autres !” »

Tous les enseignants et les éducateurs le répètent : pour travailler à l’école Charles-Bruneau, il faut accepter un niveau d’engagement plus grand qu’ailleurs. 

« On a rarement une période libre. On rencontre d’autres professionnels pour une évaluation, par exemple. On fait des appels aux parents à la maison, le soir… Veut, veut pas, ça vient nous chercher. »

Kim Blundell, enseignante

Malgré tout, le nombre de congés de maladie n’est pas plus élevé à l’école Charles-Bruneau qu’ailleurs. « Je dirais même que les professionnels veulent travailler là », ajoute Francyne Fleury, directrice d’unité à la CSDM, responsable du bon fonctionnement de plusieurs écoles primaires, dont Charles-Bruneau.

Et après ?

Le succès du parcours de ces élèves dépend aussi de la collaboration avec les parents. « On a de tout : des professionnels, et d’autres parents qui vivent eux-mêmes des affaires pas faciles. Par contre, la très grande majorité d’entre eux finissent par s’impliquer », explique Martin Sévigny.

Le secret de cette collaboration ? La possibilité pour l’école d’intervenir auprès des élèves sans qu’ils soient renvoyés à la maison. Puisque les conflits sont réglés à l’école, les parents peuvent passer du temps de qualité avec leur enfant. « Ils ne se sentent plus menacés ou jugés par l’école. C’est là qu’on peut travailler ensemble », explique le directeur.

Car l’objectif de tous, c’est de permettre à ces élèves d’intégrer tous les outils nécessaires pour effectuer un retour dans leur école de quartier, ou dans une classe spécialisée d’un établissement ordinaire. En juin dernier, 30 élèves ont quitté l’école Charles-Bruneau. Certains sont passés à une classe spécialisée d’une école secondaire et 22 sont partis « vers des milieux plus réguliers », recense le directeur.

1/5

La proportion d’élèves qui peut, bon an, mal an, retourner vers un milieu « plus régulier ».

« Je dois m’assurer qu’il y a une stabilité à long terme pour les renvoyer dans leur école », explique M. Sévigny. N’empêche, pour le directeur tout comme pour la commission scolaire, il reste du chemin à parcourir pour s’assurer de la réussite à long terme de tous ces élèves, sans exception. « Le risque des structures spécialisées, c’est que les enfants restent là, nuance Gérard Gauthier. On réussit à les garder en classe, ils ne décrochent pas, ils sont bien, mais on a aussi le mandat d’instruire et de qualifier les jeunes. On est aujourd’hui dans des approches beaucoup plus humanistes qu’avant, et c’est tant mieux, mais on a un chemin à faire pour augmenter [le taux de diplomation]. »

Pour que ces jeunes puissent réussir, ils doivent acquérir un sentiment de compétence et améliorer leurs habiletés sociales, soulignent plusieurs intervenants. « Ils ne nivellent pas par le bas, constate Francyne Fleury. On veut faire réussir ces élèves au maximum de leur potentiel. La lumière, elle va arriver. On croit en eux et en leur potentiel. »

Le long parcours de Maël

« Bye ! Je vous aime ! » Chaque jour, Maël, 12 ans, salue sa classe ainsi. Pourtant, il y a moins de deux ans, il était confiné au sous-sol de son école. Voici son histoire.

Le diagnostic

Dès les 2 ans de son fils, la mère de Maël comprend que quelque chose ne va pas. Malgré une intelligence marquée, l’enfant aux traits angéliques peine à communiquer avec les autres et sa mémoire ne lui permet pas de consolider ses apprentissages. À la maternelle, l’écart avec les autres enfants est si manifeste que l’enseignante aborde la question délicatement avec Karine Millette. « Pour un parent, entendre ça, ça fait mal. C’est dur à accepter. Tu ne veux pas que ton enfant soit différent. Tu ne veux pas qu’il ait de la misère. » Inquiète, la mère demande une série d’évaluations pour aider Maël, qui souffre visiblement.

Deux mois dans un sous-sol

Maël passe dans le bureau d’une kyrielle de spécialistes. Personne n’arrive à poser un diagnostic clair. Le garçon change tout de même d’école et intègre une classe à effectifs réduits. Malgré tous les services, le garçon accepte mal ses difficultés et le jugement des autres élèves. Il s’oppose, et les choses s’enveniment. « Il me disait : “Maman, même si tu me dis quelque chose, je ne vais pas m’en rappeler.” Et c’était tellement vrai ! Ça ne rentrait pas », explique sa mère. En conflit avec une enseignante avec qui « le courant ne passe pas », Maël est placé pendant deux mois dans un local du sous-sol de l’école… seul avec une éducatrice spécialisée.

Visite de Charles-Bruneau

Bien qu’heureux avec son éducatrice, Maël se trouve alors dans un cul-de-sac : il doit poursuivre ses apprentissages scolaires, mais il ne peut plus retourner en classe. À la suggestion de plusieurs professionnels, la mère visite l’école Charles-Bruneau à l’hiver 2016. « La visite a été traumatisante, se remémore Karine Millette. Je suis sortie de là en braillant. J’étais dans un état ! Le directeur était super gentil, mais tu te promènes dans cette école, et des fois, ça crie… il y a des crises… je ne pouvais pas croire qu’il était rendu là. Mais oui. Il était rendu là. »

Reconstruire la confiance

« Avant d’arriver à Charles-Bruneau, [Maël] s’est fait montrer du doigt, explique sa mère. Il s’est rendu compte qu’il est très en arrière, et on sent que dans toutes ses sphères, il est détruit. Longtemps, il s’est traité de merde… et je l’entends encore parfois. Reconstruire son estime, c’est long. » L’enseignante adapte les travaux au niveau scolaire de Maël, mais même lorsqu’un défi se présente à lui, le garçon persévère, maintenant. « Il a réussi à avancer dans toutes les matières, note Kim Blundell. On a solidifié son estime de lui. Il a encore de la difficulté, mais il a moins le réflexe de dire “je ne suis pas capable”. »

« Une deuxième famille »

Avec les années, même si les problèmes de mémoire demeurent inexpliqués, les diagnostics se précisent. Maël souffre entre autres d’un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH), du syndrome Gilles de la Tourette et d’un trouble du langage. Maël commence néanmoins à se lier d’amitié avec des élèves. Il s’implique d’ailleurs auprès de son « petit frère », un élève plus jeune de l’école. « Il va dans la classe de Lyne et Sylvain, et c’est comme sa deuxième famille, raconte son enseignante, fière des progrès de Maël. Il a commencé à tisser sa toile, son réseau. Il est plein d’empathie cet enfant-là, c’est fou comme il a une belle sensibilité ! »

Des câlins

« Avant son arrivée, c’était un autre élève complètement ! » ajoute Kim Blundell. En confiance dans son nouvel environnement, Maël s’est une seule fois braqué face à son enseignante. « Il était en opposition. Il faisait du bruit pour me déranger, de plus en plus fort. Ça a duré une heure et demie. Il essayait de m’insulter. J’étais triste et je voulais éviter l’escalade. À un moment donné, je lui ai dit : “Maël, c’est assez. Viens ici.” Je lui ai fait un gros câlin… et tout s’est arrêté. J’ai vu que ça lui faisait mal, à lui aussi. Maintenant, je prends la peine de lui faire des câlins. »

Un avenir en couleurs

Normalement, Maël devrait faire ces jours-ci son entrée au secondaire. Pour qu’il puisse consolider ses récents apprentissages et accroître son autonomie, les parents et les professionnels de l’école Charles-Bruneau ont convenu qu’il valait mieux qu’il reste une année de plus auprès de Kim. « C’est sûr que Maël n’aura pas le même parcours scolaire que d’autres élèves. En même temps, je ne suis tellement pas inquiète pour lui ! Il a tellement de talents ! Il a une sensibilité… il est hyper brillant ! » Maël se passionne notamment pour la photo et le dessin. Voici quelques clichés croqués par le garçon en compagnie de notre photographe.

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