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Le vivre ensemble n’est pas un rince-bouche

L’expression « vivre-ensemble » est sur toutes les lèvres. Rachida Azdouz promène son regard sur cette notion devenue concept fourre-tout, qu’elle décortique avec un art consommé de la pédagogie et de l’analyse critique.

Préjugés, désaccords et conflit de valeurs.

L’éducation et la sensibilisation sont efficaces, à condition de ne pas les réduire aux bons sentiments.

L’apprentissage du vivre-ensemble repose sur une combinaison de savoir-être, savoirs et savoir-faire.

Il faut toutefois reconnaître que les conflits interculturels ne sont pas tous dus à l’ignorance. Et dans de telles situations, informer ne suffit pas.

Mon travail de pédagogue m’a permis de distinguer cinq cas de figure.

D’abord, les personnes qui ont peur et qu’il faut rassurer en corrigeant leurs perceptions erronées. Par exemple, des parents qui pensent qu’en invitant un organisme de défense des droits des minorités sexuelles à faire un travail de sensibilisation à l’école, on fait la promotion de l’homosexualité ou du transgenrisme […].

Ensuite les personnes qui ne comprennent pas et auxquelles il faut expliquer. Par exemple, les employés qui pensent que les chartes des droits de la personne ne protègent que les minorités religieuses et sexuelles. Il s’agit de leur démontrer qu’à un moment ou un autre de leur vie, ils pourraient eux aussi bénéficier de la protection des chartes, même s’ils n’appartiennent pas à ces deux catégories […].

Un homme blanc, hétérosexuel, francophone et souverainiste pourrait se prévaloir de cette protection, si par exemple son employeur lui demandait un niveau de maîtrise de l’anglais disproportionné par rapport aux exigences réelles de son emploi ou encore s’il était un candidat battu aux élections et que son organisation le soumettait à des représailles à son retour au travail, parce que le parti adverse aurait pris le pouvoir.

La troisième catégorie regroupe les personnes qui comprennent très bien les faits et les enjeux, mais qui sont en désaccord avec certaines pratiques. Dans ce cas de figure, il nous faut quitter le terrain de la pédagogie et de la transmission de savoirs, pour entrer sur le terrain du débat et de l’argumentation. On commet souvent l’erreur de traiter ces interlocuteurs comme des personnes guidées par la peur et l’ignorance et on s’entête à vouloir leur expliquer que la différence est une richesse et qu’il suffit d’ouvrir son cœur. C’est peine perdue, car il y a erreur de diagnostic […].

Vous pouvez en effet expliquer jusqu’à plus d’heure à quelqu’un qui est opposé aux signes religieux dans la fonction publique que les personnes qui les portent sont compétentes et qu’elles méritent de travailler, il n’en pensera pas moins.

Ce qui est en jeu, c’est un désaccord profond sur la conception de la laïcité et de la neutralité.

Chacune des deux parties doit pouvoir convaincre que sa conception tient davantage la route que celle de l’autre : déconstruire le plaidoyer, annuler les exemples en se servant de contre-exemples, expliciter le rationnel qui sous-tend notre position […].

Le rationnel devrait nous aider à démontrer à notre interlocuteur pourquoi l’exigence de neutralité absolue n’est pas de mise en toutes circonstances ou, à l’inverse, qu’elle l’est en toutes circonstances.

Le quatrième cas de figure, ce sont les personnes qui dénoncent et combattent le principe même du pluralisme. Par exemple, elles sont opposées à l’immigration, ou au mariage homosexuel, ou aux deux, et ce, par conviction profonde, non par ignorance de ces phénomènes.

Elles ne sont pas homophobes, mais sont d’avis que le mariage devrait être réservé aux couples hétérosexuels. Elles ne sont pas racistes, mais considèrent que l’immigration n’est pas le bon moyen de combler le déficit démographique.

Dans ce cas, on entre de plain-pied sur le terrain politique : militer, se battre pour porter au pouvoir le parti qui défendra notre vision du vivre-ensemble.

Enfin, un cinquième cas de figure, qui relève du discours haineux. Ces situations se traitent sur le terrain juridique des poursuites et des plaintes en vertu des chartes ou du Code criminel.

Cela dit, si la pédagogie n’est pas toujours la solution appropriée en premier recours, elle n’en demeure pas moins pertinente dans chacun des cinq cas de figure.

En effet, il y a une dimension pédagogique dans l’acte d’informer, de clarifier, d’argumenter, de délibérer ou même de sanctionner.

On peut parvenir à faire cheminer l’interlocuteur, même dans des cas de discours haineux : on a d’ailleurs vu d’anciens militants extrémistes devenir des militants pour la tolérance.

[…] Quand on défend le pluralisme, on croit aussi à la pluralité des idées et on accepte que le pluralisme ne soit pas considéré comme une vertu en soi par tout le monde, même s’il l’est pour nous.

On ne peut pas placer sur le même pied les personnes qui affirment que « les homosexuels sont des déviants et les Noirs des êtres inférieurs » et celles qui estiment que « la religion devrait rester dans la sphère privée et que les frontières devraient être contrôlées ».

Ce n’est pas du même ordre : d’un côté, une idéologie de la haine et du mépris, avec risque de passage à l’acte, et de l’autre, une conception plus restrictive de la laïcité et de l’immigration. Le discours voulant que les seconds ne soient que la version plus polie, plus hypocrite des premiers, qu’ils se cachent sous un vernis de respectabilité pour faire avancer des idées détestables, pourrait se retourner contre les antiracistes et les pluralistes qui le tiennent.

Imaginons les dérapages et les risques pour la présomption d’innocence et le droit à la dissidence ! Imaginons que les personnes qui tiennent régulièrement, en toute légitimité et en toute légalité, des propos anticapitalistes soient tenues responsables des actes de vandalisme et des agressions physiques commis par des groupuscules qui dénoncent l’embourgeoisement et le capitalisme sauvage à coups de matraque.

Le rapport à l’autre, avec tout ce que ce terme peut véhiculer comme constructions et représentations sociales, est teinté de méconnaissance, de malentendus, de désaccords, de conflits et d’incompatibilités.

L’ignorance et les malentendus se traitent sur le terrain pédagogique de l’information et de la formation. La gestion des désaccords et des conflits de valeurs emprunte les voies de la négociation, de la médiation et de la délibération. Les conflits de droits et les incompatibilités font appel à l’arbitrage des tribunaux.

Savoir distinguer les cas de figure est une compétence interculturelle en soi.

Le vivre ensemble n’est pas un rince-bouche

Rachida Azdouz Gallimard-Édito Québec, 2018 206 pages

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