Chronique

Jasons de Josée Yvon

Rue Ontario, dans les années 90, il y avait toujours du Denis Vanier et du Josée Yvon dans la vitrine de la librairie Le Chercheur de trésors du regretté Richard Gingras, qui n’a jamais cessé de promouvoir le couple de poètes « maudits ». C’est là que j’ai commencé ma petite collection de Vanier. Parce qu’on n’en avait que pour Vanier dans ce temps-là. Il a survécu quelques années à la mort en 1994, des suites du sida, à 44 ans, de sa « muse », surnommée « la fée des étoiles » pour avoir travaillé comme éclairagiste au Grand Cirque ordinaire, et qui a longtemps été dans son ombre. J’ai ainsi raté une belle occasion d’impressionner de jeunes poètes avec des éditions originales de Josée Yvon, qui a fini par connaître une véritable renaissance, alors que ses livres devenaient de plus en plus difficiles à trouver.

Ce sont plutôt les jeunes poètes qui m’impressionnent aujourd’hui avec leurs éditions originales de Josée Yvon. Gabrielle Boulianne-Tremblay, qui a signé Le ventre des volcans et Les secrets de l’origami, et Maude Veilleux, auteure de Prague et d’Une sorte de lumière spéciale, débarquent à La Presse avec la première édition de 1980 de Travesties-kamikaze, tandis que j’ai en main la toute récente réédition aux Herbes rouges de ce premier roman de Josée Yvon. En comparant nos exemplaires, nous pouvons admirer le travail respectueux qui a été fait par l’éditeur. La mise en page, les collages de photos, les dessins de pilules, tout est semblable, à part le fait que la version de 2019 a maintenant une pagination. Elles ont accepté, en guise d’hommage, de poser en t-shirts blancs comme sur la photo de couverture, une œuvre de 1972 de Susan Meiselas intitulée Debbie and Renee, mais aussi de me parler de l’impact d’Yvon sur l’actuelle génération de poètes.

Avant même de jaser, je me doute un peu des raisons pour lesquelles Josée Yvon les attire comme des papillons vers la lumière ; on dirait que Travesties-kamikaze a été écrit aujourd’hui, pas il y a 40 ans. Il y a chez elle une critique assez féroce d’un féminisme bourgeois, une volonté de mettre en vedette les exclues (travailleuses du sexe, droguées, travestis, personnes trans), une illustration crue des violences faites aux femmes et de l’exploitation des pauvres, un refus de la vie pépère et des institutions, une fusion totale du corps et de l’écriture ainsi qu’un mélange constant de l’identité de genre dans la narration.

Ce roman est un peu une virée hallucinée dans les bas-fonds avec une gang de folles extralucides complètement attachantes.

Gabrielle et Maude ont découvert Yvon assez récemment. Pour Gabrielle, ce fut lors du tournage de Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau de Mathieu Denis et Simon Lavoie. Dans l’une des scènes les plus fortes du film, elle récite, complètement nue (une audace qui a choqué des spectateurs parce qu’elle est une femme trans), des extraits de Filles-commandos bandées et de Travesties-kamikaze. « Quand on m’a approchée pour ce rôle, c’est la poésie de Josée Yvon qui m’a tout de suite accrochée, dit-elle. La poésie était un mode de survie pour moi, je m’y suis toujours réfugiée et le personnage que je devais jouer aussi. Quand je lisais ça, je me demandais : “Mais c’est qui ? C’est donc bon !” L’enjeu corporel, le féminisme, ça ne pouvait pas sortir de la tête de Mathieu et Simon ! Ils m’ont dit que c’était Josée Yvon, et qu’ils trouvaient qu’elle était sous-estimée. Je me suis tout de suite identifiée à elle et je pense que si j’ai eu le rôle, c’est parce que j’étais investie dans sa poésie. »

Maude s’est penchée sur Josée Yvon parce qu’elle y était souvent comparée. « À force qu’on me dise que j’étais dans sa lignée, j’ai pensé qu’il fallait que je la lise, sinon j’aurais l’air d’une faux-cul ! », raconte-t-elle.

La poète fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt accru chez les universitaires, les féministes et, bien sûr, les poètes, en particulier les femmes. Et il paraît que ça cause quelques frictions. C’est un peu « ma Josée est meilleure que la tienne », parfois. « Tout le monde se l’arrache, tout le monde se chicane, note Maude Veilleux. Ce sont des querelles de littéraires, à savoir qui est le plus proche d’elle. Ce n’est pas une figure facile, tout le monde veut se l’approprier, mais tous s’entendent pour dire qu’elle est hyper importante. »

Et pourquoi donc ? « Parce que ses idées sont tellement actuelles », répond Maude. « Elle parle beaucoup de s’affranchir des tabous, poursuit Gabrielle. Du quotidien queer, des travailleuses du sexe. Elle en parle d’une façon naturelle, comme si ça allait de soi. C’est humain. Ce sont des personnes qui vivent et qui ont le droit de vivre, d’être différentes. C’est libérateur. »

Même l’avertissement au début a marqué Maude, dans lequel Yvon précise que « toutes les situations et personnages décrits dans ce livre ne font aucunement partie de la fiction et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou mortes ou des lieux réels est voulue et écrite pour les représenter ». Pour Maude, « ça casse l’image de l’écrivain qui va t’inventer un destin, qui va voler la souffrance des autres pour écrire son grand roman fucking fleuve. Elle veut redonner de la légitimité aux personnes qui sont dans sa vie. C’est radical. »

« Quand ma tribu m’appelle, c’est comme une fièvre qui monte », écrivait Yvon à propos de la faune de marginaux dans laquelle elle évoluait, décrite sans concession, mais avec beaucoup d’amour. « Elle donne une voix à des gens dont les voix ne passent pas au travers des portes, croit Gabrielle. Celles qu’on ne veut pas entendre, Yvon y met le spotlight. C’est sa communauté. C’est l’humanité là-dedans qui est intéressante, elle ne passe pas par quatre chemins, elle va vraiment dans le vif du sujet. Et pour moi, il y a un avant et un après Josée Yvon, dans mon écriture. »

« Et elle a fait ça au péril de sa vie, estime Maude. Parce qu’elle a fait le choix de se rapprocher de ces personnes-là, de vivre dans cette communauté et de résister avec elle. »

En lisant des extraits, on est impressionné par le côté visionnaire de Josée Yvon, avec le fou rire parfois.

« Un pouvoir et sa police applique un système de raffineries/mais la misère court plus vite qu’eux. »

« C’est donc laid des hétéros. elle annonce avec un sourire éclatant qu’elle est enceinte. Oui ma petite Brigitte, “ils” t’ont eue, “ils” t’ont vraiment “réhabilitée”. »

« C’était à la Librairie des Femmes d’Ici. on n’avait pas le droit d’être stoned pis lesbienne en même temps. Depuis ce jour, elle jouit constamment pour “bâdrer” la bourgeoisie féministe qui s’encule infiniment avec tous les instruments du sex-shop homophile. […] Laquelle dans ce jet-set a l’eau coupée dans son évier ? »

« L’Amérique est un clown dont nous sommes les indiennes. »

Et Josée Yvon inspire encore, au-delà de la tombe, les filles-commandos, les filles-missiles et les travesties-kamikaze à se battre.

Travesties-kamikaze

Josée Yvon

Les Herbes Rouges

140 pages

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