Agriculture

Faire revivre l’agriculture en ville

Vous revenez de faire vos courses à l’épicerie du coin. Sacs sous le bras, vous faites un détour par une ruelle pour y cueillir une aubergine, quelques tomates et des fines herbes à même les bacs de béton installés sur l’asphalte. Farfelu ?

Ce genre de projet fleurit pourtant dans différents quartiers de Montréal cet été. Les initiatives sont encore modestes, mais leurs visées sont plus grandes.

À l’angle de la rue Fullum et du boulevard Saint-Joseph, au cœur du Plateau Mont-Royal et en pleine zone urbaine, de grands bacs de béton regorgent de verdures et enjolivent le paysage. Entre deux pommes de laitue, un bouquet de basilic et trois plants de tomates, une affiche invite le passant à se servir : « Nourriture à partager pour tous ». Invitation déstabilisante pour le citadin habitué de protéger son territoire et de sortir quelques billets pour se nourrir !

Ce projet s’inscrit dans la lignée d’entreprises lancées par les Incroyables comestibles, un mouvement qui consiste à s’approprier l’espace public pour nourrir gratuitement ceux qui le veulent ou qui en ont besoin. Amorcée en 2008 dans le petit patelin de Todmorden, en Angleterre, cette guérilla jardinière s’est transportée dans différents pays. Selon ses fondateurs, on compterait aujourd’hui plus de 500 groupes dans le monde.

Depuis l’année dernière, Montréal a aussi son groupe d’Incroyables comestibles qui compte des initiatives dans les quartiers Plateau Mont-Royal, Notre-Dame-de-Grâce, Mile End et Rosemont. Dans la majorité des cas, ces projets reposent en totalité sur les efforts de résidants engagés qui investissent temps et argent afin de faire des semis, de construire des bacs, de planter et d’entretenir les végétaux. Parfois, les autorités municipales emboîtent aussi le pas, facilitant cette guérilla rendue légale.

Sur le Plateau, le Centre de regroupement et d’action communautaire La Maison d’Aurore a reçu une subvention pour chapeauter le projet. Sept bacs noirs on été installés dans des zones publiques l’année dernière. On en installera 26 autres cette année. « C’est plus qu’un objectif alimentaire. On cherche à rassembler les gens, à créer des liens, à partager des connaissances et à réapprendre à faire de l’agriculture urbaine », explique Marie Vincent, coordonnatrice du projet.

L’entreprise suscite l’intérêt. « Certains cueillent en cachette, mais d’autres viennent nous parler et s’intéressent au projet, remarque Richard Archambault, horticulteur et instigateur des Incroyables comestibles Montréal. Ça crée des liens entre voisins et ça nous sort de l’isolement qu’on retrouve en ville. » Et c’est là l’un des principaux objectifs du mouvement : la rencontre, le partage.

SE RÉAPPROPRIER L’ESPACE URBAIN

Les Incroyables comestibles sont une initiative parmi d’autres. Des projets semblables – que ce soit le Jardinet des mal-aimés ou Les Pousses urbaines – et des entreprises individuelles rejoignent ce courant sans nécessairement être référencés. Et le phénomène ne germe pas qu’à Montréal. D’autres villes et villages du Québec ont plongé dans cette vague verte.

À Sherbrooke, Jacques Vigneault a fondé les Jardiniers solidaires, un organisme qui partage la philosophie des Incroyables comestibles. L’un des parcs de la ville accueille actuellement un jardin collectif de belle dimension : « On a accroché des instruments de jardinage sur les murs d’une remise pour ceux qui veulent bien s’en servir. Des réservoirs d’eau et sept composteurs ont aussi été installés autour du jardin. »

Effet de mode ? Lame de fond, croit plutôt Éric Duchemin, spécialiste en agriculture urbaine et professeur à l’Institut des sciences et de l’environnement de l’UQAM, tout en rappelant que ce genre d’initiative ne date pas d’hier. Nous serions plutôt en phase de rattrapage.

« Au début du XXe siècle, il y avait des fermes et de l’agriculture en ville. Les gens souhaitent maintenant se réapproprier l’espace urbain et avoir leur mot à dire sur son aménagement. » — Éric Duchemin

Dans Rosemont–La Petite-Patrie, on a ouvert l’espace public pour permettre aux gens de faire de l’agriculture sans encadrement législatif, en émettant toutefois quelques recommandations sur les pratiques. « Il faut changer notre idée que l’espace public appartient à la Ville. Il appartient à tout le monde, estime le maire de l’arrondissement, François W. Croteau. Le travail d’une municipalité devrait être de s’assurer que tout ça est sécuritaire et fait de manière respectueuse et conforme. »

DES BÉNÉFICES INDIRECTS

La démocratisation des espaces publics pour permettre l’agriculture urbaine ont de nombreux avantages, selon ses défenseurs. On parle d’une vie communautaire plus riche et plus saine, d’un plus grand respect des endroits communs, de quartiers plus propres et plus beaux, d’une diminution des îlots de chaleur, d’une meilleure évacuation des eaux de pluie, d’abris pour les pollinisateurs et les petits animaux. « De façon indirecte, on sauve aussi des coûts d’entretien et de plantation, admet M. Croteau. Les gens se sentent plus impliqués et responsables. »

Pour ce qui est de l’approvisionnement alimentaire, il reste pour l’instant anecdotique. L’entretien de ces potagers est irrégulier et les installations sont souvent loin des points d’eau. Mais le sujet mérite qu’on s’y attarde dans des perspectives plus globales.

L’agriculture urbaine est en plein essor actuellement. La guérilla potagère en est une manifestation, mais d’autres initiatives mieux structurées voient aussi le jour. C’est le cas des jardins collectifs comme ceux des Fermes Lufa ou du Palais des congrès qui cultivent sur les toits. Celui, également, du Santropol roulant dont les jardins sont campés sur différents sites (celui du campus de l’Université McGill, notamment) et qui, avec ses Fruits défendus, récolte aussi chez les particuliers en attribuant un tiers de la cueillette au propriétaire, un tiers au cueilleur et l’autre à un organisme à but non lucratif.

VERS L’AUTOSUFFISANCE ALIMENTAIRE ?

Les prétentions de faire de Montréal une ville nourricière en font sourire certains. « Essayons de voir les choses autrement, suggère Éric Duchemin. Un jardin communautaire produit 5 kg de nourriture par mètre carré. En multipliant les jardins sur de petits espaces en ville, on parle d’une quantité substantielle. »

Le spin farming fait d’ailleurs du millage sur cette idée en revisitant la façon de faire de l’agriculture : une personne ou une entreprise jardine sur plusieurs petites surfaces prêtées par des particuliers, qui reçoivent en échange un panier de fruits et de légumes par semaine. Cent jardins de 1700 pi2 font un hectare, soit suffisamment pour commencer à parler d’une vraie ferme de production.

« ll y a toute une réflexion à faire sur les façons de mettre en place un système agroalimentaire – de la production à la mise en marché – qui pourrait utiliser les ressources citadines pour nourrir sa population. » — Éric Duchemin

À petite échelle, on parle de saillies de trottoir, mais il y a aussi ces espaces laissés vacants qui peuvent être utilisés pour l’agriculture, que ce soit les toits d’immeubles, des portions de parcs publics, les sorties de métro ou les terrains laissés en friche et ceux des universités, cégeps et écoles.

L’entreprise pose certains défis, dont le fait de jardiner dans des sols possiblement contaminés par les métaux lourds, les résidus pétroliers ou les sels de déglaçage, mais ces problèmes peuvent être contournés en couvrant l’ancien sol d’un terreau propre. « Autre milieu, autres problèmes, fait remarquer François W. Croteau : en milieu agricole, on parle de pesticides et d’engrais chimiques ! »

Quant aux actes de vandalisme ou de vol, ils font également partie d’une réalité citadine, mais restent marginaux selon les jardiniers urbains. « L’agriculture urbaine est un projet de justice alimentaire et de justice sociale. Quand on transforme la ville pour y inclure des zones agricoles, c’est pour nourrir la population qui n’a pas les moyens de se nourrir autrement, estime Éric Duchemin. Le fait que les gens se servent est le prix à payer… ou la récompense ! »

TODMORDEN : VILLE NOURRICIÈRE

En 2008, les 15 000 habitants du petit patelin de Todmorden, situé dans le comté de Yorkshire, en Angleterre, sont durement frappés par la crise économique. La population est en déclin et le climat morose. Trois citoyennes ont alors l’idée de transformer les espaces publics en potagers accessibles à tous. Elles vont, du même coup, donner racine à un mouvement planétaire, les Incredible edible (Incroyables comestibles), et à une nouvelle façon de concevoir les espaces publics.

Dans le petit bourg, d’anciens terrains en friche accueillent aujourd’hui un jardin d’herbes aromatiques, dans d’autres lieux publics, ce sont des arbres fruitiers, des légumes, des plantes médicinales…

« La communauté est plus forte aujourd’hui, plus fière aussi. Nous avons vu les ventes des producteurs locaux augmenter. Des projets d’éducation à l’agriculture ont vu le jour. L’intérêt pour le projet a même fait naître une industrie touristique qui contribue à l’économie locale », raconte Estelle Brown, l’une des trois fondatrices du mouvement, qui explique le succès du projet par sa simplicité et par le fait que nul n’est indifférent à la bonté.

Le PlantCatching répertorie les projets des Incroyables comestibles et diverses activités liées au monde horticole ainsi que les dons de végétaux d’intérieur ou d’extérieur et de semences.

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