Opinion : Pénurie de main-d’œuvre

Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Le gouvernement Couillard a présenté cette semaine un très ambitieux plan d’action pour s’attaquer à un effet pervers de la situation de plein emploi, les pénuries de main-d’œuvre.

À un premier niveau, il faut saluer cette initiative, qui s’attaque à un vrai problème. Et se réjouir du fait que le gouvernement, tout comme les partis de l’opposition, donnent enfin à cet enjeu l’importance qu’il mérite.

Mais il faut aussi se demander pourquoi ça a pris tant de temps pour que le monde politique s’y attaque. Le problème des pénuries de main-d’œuvre n’est pas apparu soudainement dans notre paysage économique. Ça a commencé il y a un bon bout de temps, ça s’est aggravé d’année en année, et ce qui arrive maintenant était prévisible depuis longtemps. Et parce qu’on a tardé à s’y attaquer, le problème est certainement pire.

J’ai déjà écrit ceci dans une chronique : « Cela montre à quel point il faut radicalement changer nos façons de penser et d’agir. Le vrai défi, ce n’est plus de créer des emplois à tout prix et d’en faire une obsession, comme ce fut le cas pendant un demi-siècle. Le défi, ce sera dorénavant de trouver du monde pour combler les postes, de mobiliser les énergies, en quelque sorte, pour créer des travailleurs. »

J’ai écrit ça en juin 2006 ! Je ne me cite pas moi-même pour dire que je suis bon. Je ne suis pas un devin.

Si j’ai pu parler de ce problème il y a 12 ans, c’est parce que cette réflexion était largement entamée par les économistes, les spécialistes du marché du travail et une partie du monde économique.

Ma modeste contribution, en plus de donner une diffusion à ces préoccupations, c’est la formule que j’ai alors utilisée : « Il ne faut pas créer des emplois, mais bien des travailleurs. »

Bref, on le savait et on pouvait même prévoir ce qui se passerait. J’avais aussi écrit, à l’époque : « Le taux de chômage va continuer à baisser et il fracassera des records. Ce n’est pas le résultat de stratégies gouvernementales clairvoyantes, mais tout simplement le reflet d’une réalité démographique implacable. Il y a de moins en moins de jeunes travailleurs et de plus en plus de personnes qui partent à la retraite. Le chômage baisse donc presque tout seul. »

Les mouvements démographiques sont lents et prévisibles. En 2006, on savait exactement combien de jeunes seraient en âge d’entrer sur le marché du travail en 2018, parce qu’ils étaient déjà nés ! On pouvait prévoir avec assez de précision le nombre de nouveaux immigrants. On savait combien de gens arriveraient à la soixantaine et on avait une bonne idée du moment où ils prendraient leur retraite.

On savait donc qu’on s’approchait du moment où les nouveaux arrivants sur le marché du travail seraient moins nombreux que ceux qui partent à la retraite. Le revirement historique, celui où la population en âge de travailler, les 15-64 ans, a commencé à baisser, a eu lieu en juillet 2013.

On savait tellement que ça arriverait que, depuis des années, le ministère des Finances du Québec calcule l’impact que ces mouvements démographiques auront sur la croissance économique. Au lieu du rythme habituel de 2,0 %, la croissance passera à 1,6 % pour les années 2018-2022.

Et derrière les statistiques, il y avait des réalités observables sur le terrain. Des industries qui manquent de monde, comme la métallurgie. Des secteurs qui ont du mal à attirer les jeunes, comme la forêt. Des pénuries de soudeurs. Des propriétaires de restaurants qui s’arrachent les cheveux. Et surtout, des régions qui, en plus des effets du vieillissement, doivent composer avec l’attraction que la ville exerce sur les jeunes. Depuis des années, quand on va en région, c’est de cela dont on entend parler : une entreprise qui ne peut pas s’agrandir, faute de personnel, des chambres de commerce qui organisent des missions à l’étranger pour trouver des travailleurs, des MRC qui rivalisent d’imagination pour attirer des jeunes familles.

Si la pénurie de main-d’œuvre est le principal défi économique auquel nous sommes confrontés, comme le dit à juste titre le premier ministre Couillard, comment se fait-il que nous ayons attendu si longtemps avant d’agir ?

La réponse est largement politique. Nous avons été collectivement marqués par le chômage. C’est toujours une préoccupation majeure des gens.

Dans les sondages, le chômage et la création d’emplois restent parmi les principales priorités des électeurs, même si le taux de chômage est à un plancher historique.

Pour cette raison, c’est la création d’emplois qui a été, pendant des décennies, la principale mesure de la performance économique d’un gouvernement, et le principal thème électoral de nature économique des partis politiques. La réalité économique a changé, les problèmes ne sont plus les mêmes, mais le discours politique, lui, n’a pas bougé. Et c’est ainsi, par exemple, que le Parti libéral, en 2014, a fait de la création d’emplois un de ses principaux engagements électoraux, avec ses 250 000 emplois en cinq ans, comme si on était encore dans le temps de Robert Bourassa.

Ces réflexes imprègnent la culture politique – les centaines de communiqués gouvernementaux qui annoncent fièrement les emplois créés grâce à leurs subventions, les ministres qui coupent des rubans ou participent à des pelletées de terre, accros à une espèce de drogue politique dont ils ont du mal à se sevrer.

À l’inverse, un problème comme celui auquel s’attaque la Stratégie nationale sur la main-d’œuvre que vient de présenter le gouvernement libéral est pas mal moins sexy et se prête beaucoup plus difficilement à une exploitation politique.

Il s’agit d’un train de 47 mesures qui cherchent, dans un premier temps, à augmenter le bassin de main-d’œuvre – avec l’immigration bien sûr, mais surtout des moyens pour réduire le chômage chez les immigrants et reconnaître leurs compétences, avec des mesures pour augmenter l’employabilité des exclus et d’autres pour encourager le report de la retraite. La politique propose aussi des avenues pour augmenter les compétences et mieux répondre aux besoins du marché du travail – formation continue, meilleure intégration des institutions d’enseignement, appui aux filières de sciences et de technologies. La stratégie veut aussi rendre le marché du travail plus souple et plus attractif.

On voit le problème politique. C’est compliqué. Il y a une multitudes de mesures, dont les résultats ne seront pas aussi immédiats et mesurables que des annonces de création d’emplois.

Cela dit, cette stratégie de lutte contre les pénuries de main-d’œuvre peut procurer un avantage stratégique au gouvernement Couillard, en transformant l’immigration en enjeu économique plutôt qu’identitaire.

Mais je veux terminer sur une note positive. Les défis posés par le plein emploi sont des problèmes de riches. Ils ne doivent pas nous faire oublier les bénéfices énormes que procurent la forte création d’emplois que nous avons connue ces dernières années et la baisse spectaculaire du taux de chômage – plus de gens au travail, moins d’assistés sociaux, une réduction de la pauvreté, une augmentation des salaires qui va se poursuivre en raison de la rareté de la main-d’œuvre, et aussi, une sorte d’assurance collective contre les craintes des impacts de l’intelligence artificielle, parce que si on sait que certains emplois sont menacés, on sait aussi que les besoins en personnel dans d’autres secteurs seront considérables.

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