Enquête  Accros au jeu

BIENVENUE AUX ACCROS

On les qualifie de morphine électronique. Ou de crack des joueurs. Car les appareils de loterie vidéo (ALV) font un fort nombre d’accros : un joueur d’ALV sur six est considéré comme problématique. Pourtant, des centaines de bars délinquants bafouent les règles censées protéger leurs clients contre la maladie du jeu. À la veille d’un changement de loi sur l’exploitation de ces appareils controversés, voici le premier volet de notre enquête sur leurs ravages.

UN DOSSIER DE KATIA GAGNON, MARIE-CLAUDE MALBOEUF ET KATHLEEN LÉVESQUE

Enquête  Accros au jeu

Des délinquants à profusion

Des guichets automatiques placés près des appareils de loterie vidéo, alors qu’une telle chose est interdite pour freiner les folles dépenses. Des joueurs illégalement laissés sans surveillance. Et toutes sortes de promotions non autorisées. 

Alors qu’une nouvelle loi augmentera bientôt la marge de manœuvre de Loto-Québec quant à l’attribution des controversés appareils de loterie vidéo (ALV), notre enquête révèle que la société d’État n’arrive pas à contrôler les bars qui en abritent déjà.

En août et septembre, La Presse a visité 23 établissements de 7 villes différentes – souvent à plus d’une reprise – en ciblant surtout ceux qui abritaient assez d’appareils pour être qualifiés de mini-casinos, puisque c’est le modèle que Loto-Québec veut favoriser avec la nouvelle loi 74 (voir texte de l’onglet 3). Nous avons aussi analysé les décisions récentes de la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) et les rapports de directions de la Santé publique concernant plus de 300 bars.

Premier constat : de Montréal à Drummondville, en passant par Québec et Laval, ils sont des dizaines – voire des centaines – à bafouer allègrement les règles censées protéger leurs clients contre la maladie du jeu.

Et la RACJ, qui doit surveiller les commerces, peut prendre jusqu’à une décennie pour punir des récidivistes notoires. Y compris ceux qui dirigent des « simulacres de commerces », sans verres ou caisse enregistreuse fonctionnelle.

DES GUICHETS PARTOUT

Dès 2014, deux directions régionales de la santé publique (Laurentides et Québec) ont dénoncé le laisser-faire dans les établissements (voir chiffres ci-contre). Sur leurs territoires, des dizaines de bars faisaient la promotion non autorisée des ALV. D’autres installaient des guichets près des appareils, même si le code de commercialisation signé avec Loto-Québec interdit clairement leur présence « à proximité des aires de jeu ». L’immense majorité des bars que nous avons visités offraient d’ailleurs un, et parfois deux guichets à leurs clients.

« La norme (et non la loi) établie avec la RACJ est que le client doit se déplacer (lever de son banc) pour aller au guichet. En étant obligé de se déplacer pour aller au guichet, même si ce n’est que de quelques pas, le joueur prend une pause de son activité de jeu et peut réfléchir avant d’agir », précise par courriel Patrice Lavoie, directeur des affaires publiques à la société d’État.

« L’interprétation relève de Loto-Québec. On n’a pas compétence et on n’a pas droit de regard là-dessus. »

— Joyce Tremblay, porte-parole de la RACJ

Gilles, 44 ans, a joué au cours des 10 dernières années dans les bars de Val-d’Or, l’un des endroits au Québec où la concentration d’ALV est la plus élevée. Il a perdu 400 000 $. « Un bar avec des ALV sans guichet, ça n’existe pas. Et si le guichet ne t’en donne plus, ils peuvent t’en prêter au bar. Tu fais un “achat” de 200 $. Tous les bars le font. » Cette pratique est pourtant interdite par le code de commercialisation de Loto-Québec.

BARS FANTÔMES

La réglementation actuelle et la jurisprudence de la RACJ exigent la présence d’un employé près de chaque regroupement de 5 ou 10 ALV, afin d’empêcher les clients de jouer ivres ou sur plus d’un appareil à la fois.

Chaque établissement doté d’ALV est fréquenté, en moyenne, par 22 joueurs très problématiques – soit 8 joueurs pathologiques et 14 joueurs à risque, d’après les chiffres de la psychologue Louise Nadeau, auteure des études les plus récentes sur le jeu.

Malgré tout, les clients étaient laissés à eux-mêmes lors de nos visites répétées au PJ Pub de la rue Saint-Jacques Ouest, au Jilly’s du boulevard Décarie, au Royal Palace de Laval.

La majorité des comptoirs de service d’alcool y étaient vides et plongés dans le noir. Mais les dizaines d’ALV présents sur chacun de ces sites étaient néanmoins accessibles, ce qui permettait aux clients présents de s’y réfugier loin des barmaids.

L’industrie a besoin d’un peu de latitude, car l’encadrement réglementaire est complexe, plaide Peter Sergakis, propriétaire de plusieurs bars où se trouvent des ALV, qui a lui-même été interpellé par la RACJ au fil des ans.

« Les tenanciers respectent les conditions, mais quand tu les appliques, ce n’est pas fonctionnel. Comme dans la circulation, les règles ne sont jamais respectées à 100 %. »

— Peter Sergakis, propriétaire de plusieurs bars où se trouvent des ALV

Les autres propriétaires de bars que nous avons visités ont décliné nos demandes d’entrevue. « On est en règle avec la RACJ », s’est borné à déclarer André J. Côté, propriétaire du Jilly’s et du Royal Palace.

JEU RESPONSABLE

Ces normes, bafouées à répétition, sont pourtant brandies par Loto-Québec pour prouver que l’État fait ce qu’il faut pour favoriser le jeu responsable. Selon la RACJ, elles représentent d’ailleurs un « volet primordial de l’exploitation d’ALV », vu les « effets négatifs découlant de l’abus du jeu ».

« On a un code de commercialisation qu’on demande aux exploitants de respecter. L’offre de jeu est balisée », a maintenu en entrevue le directeur du jeu responsable à la société d’État, Éric Meunier.

Loto-Québec envoie dans les bars des « clients mystères », qui lui font des signalements. « Quand ça arrive, on va faire une inspection et il peut y avoir des conséquences, une gradation selon la gravité du geste. »

En moyenne, Loto-Québec indique que les tenanciers font l’objet de 100 sanctions par année, dont des avertissements oraux ou écrits. Patrice Lavoie assure qu’il y a « certains retraits ou suspensions », sans en préciser le nombre.

De plus, Loto-Québec offre aux tenanciers une formation en ligne pour les sensibiliser aux méfaits du jeu.

« Depuis 2008, il y a une formation en ligne que l’on donne aux propriétaires de bars et aux employés. On les outille pour intervenir. Je pense que ça fonctionne. »

— Éric Meunier, directeur du jeu responsable chez Loto-Québec

IMPUNITÉ PRESQUE TOTALE

Mais force est de constater que même s’ils violent les règles, les tenanciers récidivistes peuvent être punis seulement après de longs délais, comme en témoignent de nombreuses décisions de la RACJ.

Les enquêteurs de la RACJ ont surpris un client qui jouait sur quatre appareils en même temps au Marcus Café de Drummondville. Même si ce bar a été pris au moins sept fois en défaut, dont trois pour manque de surveillance, il a perdu le droit d’exploiter ses ALV seulement 10 jours, l’an dernier.

À nouveau cette année, trois bars restés sourds aux demandes de la Régie pendant 8, 9 ou 12 ans ont écopé d’une simple suspension de licence. Soit le Bistro El Cid du Nouveau-Rosemont, le café Goccia du boulevard Saint-Michel et le O’Lucky Bar de Laval. Ces deux derniers bars n’en étaient pas à leur première suspension.

À Terrebonne, il a fallu 13 ans avant que l’avocat propriétaire de L’Or en bar ne s’engage à respecter ses obligations l’an dernier. Par 10 fois, les inspecteurs l’avaient pourtant avisé de respecter l’obligation de surveiller les joueurs. Mais le propriétaire a trouvé le moyen de faire suspendre les procédures de la RACJ pendant sept ans.

« On y va graduellement parce qu’on donne toujours au titulaire l’opportunité de se conformer avant de fermer un établissement où des gens vont perdre leur emploi. Mais après, on les talonne. »

— Joyce Tremblay, porte-parole de la RACJ

D’après une autre décision, la Régie savait déjà depuis des années que les ventes d’alcool de ce bar étaient « non significatives ». Dans cette affaire, qui touchait au total 17 établissements, ils étaient 15 à se trouver dans cette situation, leurs clients dépensant chez eux beaucoup plus d’argent pour jouer que pour trinquer.

La loi exige pourtant que ce soit l’inverse, histoire que le jeu demeure une simple activité accessoire. Mais Loto-Québec fait du « pur aveuglement volontaire » à cet égard, ont dénoncé les régisseurs, en ajoutant que la société d’État s’est écartée des « préoccupations sociales du législateur » au profit d’une « approche purement mercantile ».

Pour plusieurs, Loto-Québec ne peut plus raisonnablement prétendre protéger les joueurs tout en leur soutirant leurs billets verts. « Dracula ne peut monter la garde devant la banque de sang », résume la psychologue Louise Nadeau.

Interdire les guichets ?

Pour la titulaire de la chaire d’étude sur le jeu de l’Université Concordia, on devrait carrément interdire les guichets automatiques dans les bars qui abritent des ALV. « Le guichet est la seule solution pour un joueur qui est en perte de contrôle », explique Sylvia Kairouz.

Le coordonnateur de l’Institut albertain sur le jeu, Robert Walker, a recommandé maintes fois au gouvernement de sa province de suivre l’exemple de l’Afrique du Sud et de l’État de Victoria, en Australie, où cette mesure a été implantée. Et les résultats sont là : une étude australienne réalisée en 2013 a montré que les joueurs à risque jouaient moins longtemps et dépensaient moins d’argent. Les revenus provenant des ALV y ont diminué de 7 %.

Appareils de loterie vidéo

DE MOINS EN MOINS D’INSPECTIONS

ÉVOLUTION DU NOMBRE D’ENQUÊTES ET D’INSPECTIONS CONCERNANT LES ALV DEPUIS 5 ANS

2010-2011 560

2011-2012  475

2012-2013  339

2013-2014   316

2014-2015   304

Sources : rapports annuels de la Régie des alcools, des courses et des jeux

Appareils de loterie vidéo

Les sanctions

113

Nombre de licences d’exploitant d’ALV suspendues à la suite d’une convocation de la Régie en 2016-2017*

* Les suspensions en cause ne concernaient pas forcément l’aménagement du bar ou la surveillance des joueurs d’ALV. Lorsqu’un exploitant d’ALV ne respecte pas les conditions associées à son permis d’alcool (par exemple, parce qu’il y avait de la prostitution dans son bar), la suspension de son permis d’alcool entraîne automatiquement celle de sa licence d’ALV.

Sources : Régies des alcools, des courses et des jeux, et Loto-Québec

Appareils de loterie vidéo

Proportion de bars délinquants

GUICHETS DANS L’ÉTABLISSEMENT

Québec 76 % Laurentides 78 %

GUICHETS DANS LA SECTION DES ALV

Québec 24 % Laurentides 36 %

AFFICHAGE NON-AUTORISÉ

Québec 27 % Laurentides 18 %

Source : Directions de santé publique de la Capitale-Nationale et des Laurentides

Appareils de loterie vidéo

Les fautifs

2119

Nombre d’avis de correction pour « non conformité » remis aux exploitants d’ALV par la RACJ du 1er avril 2005 au 31 mars 2015*

* Les infractions en cause ne concernaient pas forcément l’aménagement du bar ou la surveillance des joueurs d’ALV, car la RACJ ne tient pas de statistiques distinctes pour chaque type d’infraction

Source : Régie des alcools, des courses et des jeux

Enquête  Accros au jeu

Plus de mini-casinos ?

Avec la loi 74, adoptée le printemps dernier, le gouvernement du Québec accordera à Loto-Québec encore plus de flexibilité pour répartir ses 12 000 ALV dans les bars de son choix. Objectifs : allègement réglementaire et regroupement de machines « à la discrétion » de la société d’État.

Cette loi abolit la limite de cinq ALV par licence d’exploitant, ce qui facilitera la prolifération de mini-casinos bondés comme ceux que nous avons visités – et qui représentent pour l’instant moins de 5 % des établissements.

Selon Éric Saulnier, directeur des opérations à la Société des établissements de jeu du Québec – une filiale de Loto-Québec –, cet assouplissement est en phase avec le « virage divertissement » entrepris par la société d’État, qui observe une baisse constante des revenus générés par les ALV depuis 10 ans. « Je travaille à ce que le réseau soit efficient. Aujourd’hui, avec l’industrie du bar, ce n’est pas facile. On cherche des projets, à renouveler notre parc. »

Pour la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes, la loi 74 ne vise qu’à augmenter les revenus de Loto-Québec, peu importe les impacts. « La loi doit limiter le nombre de machines. C’est fondamental », soutient son vice-président Olivier Hamel. L’organisme craint aussi que la loi ne bénéficie qu’à une poignée d’exploitants, et non aux petits propriétaires.

Mais Peter Sergakis, qui exploite lui-même des dizaines d’ALV et préside l’Union des tenanciers de bars, est ravi par ces nouvelles normes et a très hâte de savoir quand la loi entrera en vigueur. « J’ai envoyé une lettre au ministre à la mi-septembre pour que le gouvernement se décide à bouger. On ne veut pas qu’il dorme là-dessus. Les tenanciers attendent le OK pour faire les rénovations et regrouper les machines dans un coin. »

EN ATTENDANT LES ÉTUDES

Jean-François Biron, chercheur à la Direction de santé publique de Montréal, espère que le gouvernement tiendra compte des travaux – déjà en cours – de l’organisme et de l’Institut national de santé publique du Québec, qui ont chacun entrepris une étude pour comprendre la distribution du risque sur leurs territoires respectifs.

« Notre rôle est de produire les informations, montrer les zones où les populations sont le plus à risque et inciter les décideurs à ne pas concentrer l’offre de jeu dans ces zones-là. »

— Jean-François Biron, chercheur à la Direction de santé publique de Montréal

Selon des chercheurs spécialistes du jeu, le regroupement de dizaines de machines sera nocif, mais selon d’autres, il pourrait être bénéfique. Les premiers craignent que l’effervescence des mini-casinos n’ait un effet d’entraînement sur certains joueurs. Les seconds pensent que l’isolement des joueurs et l’accessibilité des appareils sont encore plus propices aux dérapages.

Dans la capitale, les joueurs d’ALV qui fréquentent des salons de jeu présentent moins de problèmes que ceux qui fréquentent de petits bars, rapporte le chercheur Christian Jacques, qui les a comparés dans le cadre d’une étude publiée cette année par le Centre québécois d’excellence pour la prévention et le traitement du jeu de l’Université Laval.

« Peut-être y a-t-il plus d’efforts de prévention et d’aide offerte dans les salons de jeu que dans les bars, avance-t-il. Mais si on regroupe des ALV dans des bars sans y accroître la surveillance, c’est là que toutes sortes de questions se posent… »

Accros au jeu

Le nombre d’ALV plafonné à 11 600, dit Leitao

Les bars et restaurants pourront avoir plus de cinq appareils de loterie vidéo, mais dans l’ensemble, le nombre de machines n’augmentera pas : le plafond reste à 11 600 appareils, a indiqué hier le ministre des Finances Carlos Leitao. Interpelé par le péquiste Jean-François Lisée et le caquiste François Bonnardel, M. Leitao a indiqué à l’Assemblée nationale qu’il pourrait même y avoir une diminution du nombre d’appareils conformément aux discussions amorcées le printemps dernier avec M. Bonnardel. Et les critères qui assurent que ces machines ne se retrouvent pas en trop grand nombre dans les quartiers défavorisés sont maintenus, a renchéri M. Leitao. « Les règles sont telles en nombre de machines par habitant que j’imagine mal comment il pourrait y avoir plus de concentration [dans ces quartiers] », a dit le ministre.

— Denis Lessard, La Presse

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