Représentations décontractées

Place aux théâtres inclusifs

Ça fait 15 ans que la compagnie montréalaise Joe Jack et John emploie des acteurs professionnels avec des handicaps. Mais pour la première fois, elle a choisi d’adapter ses productions aux besoins des spectateurs qui ont des sensibilités sensorielles, des troubles, des handicaps ou des déficiences. Une première au Québec. Bienvenue dans le monde des « représentations décontractées » !

Un dossier de Jean Siag

Représentations décontractées

Faire tomber les masques

L’expression est une traduction plus ou moins heureuse des relaxed performances, qui ont vu le jour en Angleterre il y a environ cinq ans.

On parle de pièces présentées dans un environnement plus détendu et mieux adapté aux spectateurs qui ont des sensibilités sensorielles – trouble du spectre de l’autisme (TSA), syndrome de la Tourette, trisomie, etc. Des gens pour qui une représentation théâtrale peut être une source d’anxiété. Sans parler de la peur de perturber le décorum habituel d’une salle de spectacle, où le silence est d’or.

L’an dernier, la fondatrice et directrice artistique de Joe Jack et John, Catherine Bourgeois, a assisté à une conférence sur l’accessibilité et l’inclusion organisée par le British Council, où il était question de ces relaxed performances, adoptées dans de nombreux théâtres anglais depuis cinq ans – parmi lesquels The Roundhouse et The Birmingham Hippodrome.

« J’ai tout de suite accroché, nous dit la fondatrice de la compagnie, dont le mandat est de favoriser la mixité sur scène – acteurs avec handicaps, mais aussi issus de l’immigration ou de différentes disciplines artistiques. J’aime l’idée de cette accessibilité à un plateau et à une prise de parole. Il me semble que cette inclusion amène une plus riche diversité de points de vue. »

Concrètement, deux représentations de la pièce Dis merci, qui démarre le 26 janvier à l’Espace libre, se feront avec un éclairage dans la salle et des volumes sonores diminués. Les spectateurs pourront aller et venir au besoin (dans le hall ou la salle de répétition), prendre une collation. La compagnie limitera aussi le nombre de billets pour que tout le monde puisse circuler plus facilement.

« On a ciblé des groupes, mais il s’agit aussi d’inclure tout l’entourage de ces personnes, détaille Catherine Bourgeois. Notre but est de permettre à un ado autiste, par exemple, d’aller au théâtre avec ses parents. Une sortie que ces familles ne s’autorisent pas toujours. Une mère qui allaite son bébé est aussi la bienvenue et elle ne se fera pas regarder de travers si elle nourrit son bébé. »

TRAVAIL DE PRÉPARATION

Joe Jack et John a fait un travail important en amont de ces représentations décontractées. Une façon de sécuriser les différents groupes de spectateurs qui seront présents. Un document visuel leur permet notamment de se familiariser avec le lieu, les acteurs, le déroulement de la soirée.

Ce travail préparatoire est crucial, nous dit Allen MacInnis, directeur artistique du Young People’s Theatre (YPT) de Toronto, qui organise depuis quatre ans des représentations décontractées. Sur le site internet du théâtre, on retrouve même une vidéo où une placière fait une visite guidée des lieux.

« On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas grand-chose à changer dans nos spectacles, nous dit Allen MacInnis, qui programme des pièces de théâtre jeune public. Le plus important, en particulier pour les enfants qui ont un TSA, est de les préparer à ce qu’ils vont voir, aux gens qu’ils vont croiser, à ce qui va se passer pendant la soirée, tout ça pour réduire au maximum les éléments de surprise. »

Le YPT a même aménagé une pièce attenante qui fait une transmission vidéo du spectacle au cas où les jeunes spectateurs voudraient sortir de la salle temporairement.

« Les enfants sont généralement plus réactifs que les adultes. Ils ne vont pas s’empêcher de rire ou de se tourner vers leur voisin s’ils ont raté une réplique, donc on est déjà habitués à un certain bruit qui court dans la salle pendant les représentations. Finalement, il n’y a pas une grande différence avec des enfants avec des troubles ou des handicaps. »

— Allen MacInnis, directeur artistique du Young People’s Theatre

Allen MacInnis se rappelle une pièce musicale où l’un des acteurs de la compagnie, George Masswohl, assurait le numéro d’ouverture. « Pendant les 15 premières minutes, un jeune spectateur faisait des bruits avec sa bouche. Ça l’a contrarié. Il s’est dit : "Merde, ça va durer une heure." Plus tard, comme il devait remonter sur scène en partant du fond de la salle, il a pris le temps d’observer le garçon en question pour réaliser que ses bruits survenaient à des moments-clés. En fait, il réagissait à ce qu’il entendait. Il était honteux, et il m’a dit qu’après coup, il avait joué le reste de la pièce pour ce garçon. »

PROLOGUE ET LANGAGE DES SIGNES

Avant le début de la pièce Dis merci – récit de quatre voisins qui s’apprêtent à accueillir une famille de réfugiés syriens –, Catherine Bourgeois va s’adresser au public. Elle va expliquer le concept de ces représentations, présenter les acteurs et même montrer un extrait « plus intense » de la pièce, pour que les spectateurs réalisent qu’il s’agit d’un jeu d’acteurs.

À la fin de la représentation, les acteurs demeureront sur scène pour une discussion avec le public.

Joe Jack et John a rajouté un nouvel élément pour deux des représentations de Dis merci : la pièce sera adaptée pour les personnes malentendantes grâce à la présence sur scène d’un interprète en langage des signes. Un ajout que le Young People’s Theatre de Toronto a lui aussi intégré à ses représentations décontractées, chacun des acteurs étant doublé sur scène.

L’initiative de Joe Jack et John a eu un écho favorable auprès du Conseil des arts de Montréal, qui a fait de l’inclusion une de ses priorités et qui soutient la compagnie montréalaise depuis ses débuts.

« Dis merci est doublement inclusif en ce qu’il offre une représentativité des artistes atypiques et qu’il cherche à rejoindre, par l’entremise de performances décontractées, un public sous-représenté au théâtre. »

— Raphaëlle Catteau, du Conseil des arts de Montréal

Le Conseil des arts songe même à offrir une « formation » aux compagnies désireuses d’adapter leurs productions pour inclure ces clientèles.

Représentations décontractées à l’Espace libre : le 26 janvier et le 3 février. Avec un interprète en langage des signes :  le 26 janvier et le 10 février.

Représentations décontractées

« J’aime le théâtre ! »

Joël Martin aime le théâtre, en particulier les comédies musicales. Il a lui-même suivi une formation à l’école Les Muses et joué avec des jeunes du Regroupement pour la Trisomie 21. Que les représentations soient décontractées ou pas, il ira voir Dis merci et continuera de fréquenter les théâtres montréalais.

Les « aménagements » proposés par la compagnie Joe Jack et John lui font plaisir.

« S’il y a trop de monde, j’aime pas beaucoup ça, admet Joël Martin, 29 ans. Si la pièce dure plus que deux heures non plus, parce que là, j’ai envie… » La perspective de pouvoir manger dans la salle ou sortir prendre l’air s’il le veut lui sourit, mais très peu pour lui. « Moi, je reste jusqu’à la fin et je mange ma collation avant », nous dit-il d’un ton assuré.

Le 26 janvier, il ira voir Dis merci avec une trentaine d’autres jeunes trisomiques dans le cadre des « soirées du vendredi » du Regroupement pour la Trisomie 21. Ils seront accompagnés de sept intervenants, dont Célia Goodhue, qui fait des conférences de sensibilisation à la trisomie avec Joël.

Au cours de cette représentation, la salle demeurera éclairée (avec des lumières tamisées). « Moi, ça ne me dérange pas, mais il y en a plusieurs qui ont peur… », nous dit Joël, qui attribue sa vaillance à son âge. Le jeune homme vit seul depuis cinq ans, se déplace en bus et en métro et travaille chez Renaissance, où il fait le tri des vêtements et des jouets.

Il a vu presque toutes les pièces de Joe Jack et John, mais aussi plusieurs comédies musicales – ses spectacles préférés –, dont Grease et Mary Poppins.

Son intérêt pour le théâtre l’a motivé à participer à un projet de médiation culturelle lancé par Joe Jack et John en collaboration avec le Regroupement pour la Trisomie 21.

Chaque année depuis sept ans, une vingtaine de jeunes trisomiques suivent en effet des ateliers de théâtre offerts par la compagnie montréalaise. À la fin de chaque année, ils jouent dans une pièce « amateur » devant parents et amis.

« Ces ateliers hebdomadaires ont eu un impact incroyable sur eux, note Célia Goodhue, qui regrette que le programme ait pris fin, faute de financement. Ça a eu un effet sur leur confiance, la projection de leur voix [plusieurs ont des difficultés d’élocution], leur créativité. Quand, à la fin de l’année, ils invitent leurs parents, amis et collègues, ils sont vraiment très fiers. C’est valorisant pour eux. »

Joël a hâte de voir Dis merci. « Je connais un des acteurs [Marc Barakat], que j’avais croisé aux Muses [qui offre une formation professionnelle en théâtre et en danse à des personnes vivant avec des handicaps physiques et intellectuels]. Ma mère va m’accompagner, mais elle ne restera pas. C’est un moment pour nous sans les parents, qui veulent toujours nous protéger pour rien… »

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