Lutter contre le racisme avec Howard Zinn

New York — Le 5 octobre 1963, Howard Zinn, déjà rompu au rôle d’intellectuel militant, est à Selma, chef-lieu du comté de Dallas, en Alabama, pour participer à une « journée de la Liberté », prévue le surlendemain. L’objectif : inscrire sur la liste électorale le plus grand nombre de Noirs du comté, alors qu’à peine 1 % le sont.

En soirée, Zinn se retrouve dans une église où le comédien Dick Gregory risque sa peau en qualifiant les policiers du Sud, y compris ceux du shérif local, Jim Clark, de « sous-fifres », d’« idiots chargés de toutes les basses besognes » et de « chiens qui infligent toutes les morsures ».

John Lewis, jeune héros du SNCC (Comité de coordination non violent des étudiants), principale organisation étudiante du mouvement des droits civiques, n’est pas là, comme il aurait dû l’être. Arrêté quelques jours plus tôt, il croupit en prison. Mais le lendemain soir, Zinn rencontrera une autre figure marquante de l’époque dans le salon d’une militante de Selma, en l’occurrence l’écrivain James Baldwin, arrivant de France.

Dans le salon, tous les yeux se braquent sur l’auteur de l’essai La prochaine fois, le feu. Mais ce dernier lance, en arborant un grand sourire : « Parlez, camarades. Je suis nouveau ici. J’essaie de comprendre ce qui se passe. »

Le lendemain, « jour de la Liberté », Baldwin perd son sourire. Vers 11 h 30, alors que plus de 300 Noirs font la queue devant le palais de justice de Selma, il s’insurge devant un homme muni d’un micro et d’un magnétophone. « Le gouvernement fédéral ne fait pas ce qu’il est censé faire », dénonce-t-il en faisant allusion à la présence menaçante du shérif Clark et de sa meute policière, assez nombreuse pour border toute la file.

Dix minutes plus tard, Howard Zinn note dans son calepin que seulement 12 Noirs ont terminé le processus d’inscription. « Douze en trois heures », ajoute-t-il.

« Le livre est d’actualité »

Les lecteurs de Combattre le racisme, qui vient de paraître chez Lux Éditeur, ne décoléreront pas en lisant la suite de cette histoire, racontée dans un des essais sur l’émancipation des Afro-Américains regroupés dans cet ouvrage signé par Howard Zinn.

Cette colère ne tient pas seulement à la prose évocatrice de l’auteur d’Une histoire populaire des États-Unis, également publiée chez Lux Éditeur, et dont plus de deux millions d’exemplaires se sont écoulés depuis la parution de la version originale, en 1980.

Elle participe aussi du fait que les barrières d’antan à l’exercice du droit de vote dans les États du Sud n’ont pas complètement disparu. On pense notamment aux longues files d’attente devant les bureaux de vote des quartiers afro-américains ou aux nouvelles restrictions prévues dans les lois électorales adoptées par des États conservateurs en 2021.

« Paradoxalement, et un peu tristement, le livre est d’actualité », confie Mark Fortier, éditeur chez Lux Éditeur, en faisant notamment allusion au démantèlement, « morceau par morceau », de la loi de 1965 sur le droit de vote par les forces conservatrices américaines.

Mais Combattre le racisme, pour qui s’intéresse à l’histoire américaine et à ses acteurs, est aussi un livre jouissif. Les essais qu’on y trouve sont fortement imprégnés de l’expérience remarquable vécue par Howard Zinn durant la période où il a été directeur du département d’histoire et de sciences sociales du Spellman College, établissement d’enseignement supérieur d’Atlanta fréquenté uniquement par des femmes noires, de 1956 à 1963.

Militant dans l’âme, Howard Zinn ne se contente pas de décrire la lutte des étudiants pour la déségrégation raciale dans les États du Sud. Il y prend part lui-même, notamment à titre de « conseiller adulte » de la SNCC, dont les membres fondateurs, John Lewis, Bob Moses, Julian Bond et Ruby Doris Smith, entre autres, ont été responsables à son avis de l’un des épisodes les plus retentissants du mouvement des droits civiques.

Il s’agit de la multiplication des sit-in dans les casse-croûtes des États du Sud au printemps 1960.

Pour la désobéissance civile

« En concrétisant un changement social sans passer par les canaux politiques d’usage et en démontrant que le pouvoir des manifestations populaires est plus fort que celui du processus parlementaire, le mouvement a donné l’exemple : en quelques semaines à peine, en effet, la pratique de la désobéissance civile s’est étendue des casse-croûtes aux cinémas, aux églises, aux plages et à une dizaine d’autres types de lieux où sévissait la ségrégation », écrit Howard Zinn dans un essai relatant l’émergence du SNCC.

Ce passage résume à lui seul la philosophie politique de celui qui a mené une longue carrière de professeur au département de politologie de l’Université de Boston.

Son opinion mitigée concernant les « canaux politiques d’usage » s’exprime notamment dans les essais où il aborde l’attitude passive d’Abraham Lincoln face aux abolitionnistes ou celle de John Kennedy face aux militants du mouvement des droits civiques.

« L’administration Kennedy se targue de vouloir franchir une ‘‘Nouvelle Frontière’’, mais il semble que ladite frontière ne s’étende pas au Sud ou au droit constitutionnel », déplore Zinn dans un article paru dans le numéro du 1er décembre 1962 du magazine The Nation.

Les textes les plus récents de Combattre le racisme remontent aux années 1980 et 2000. L’un d’eux, tiré d’une conférence prononcée à l’Université du Cap, en Afrique du Sud, porte sur la liberté universitaire.

Que penserait Howard Zinn, qui s’est éteint en 2010, du débat actuel autour de cette question ?

Mark Fortier, qui l’a rencontré à deux reprises en tant qu’éditeur, risque une réponse : « C’est quelqu’un qui serait probablement critique de certaines choses qui sont avancées aujourd’hui dans la théorie antiraciste. Mais je pense qu’il comprendrait quand même la plupart des arguments. Je ne pense pas, par exemple, que Zinn rejetterait d’un revers de main l’idée du racisme systémique. Bref, il aurait défendu la liberté universitaire, mais il n’aurait pas été dupe de l’instrumentalisation de ce débat-là par les conservateurs, ça, c’est clair. »

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