SONDAGE CROP-LA PRESSE LES QUÉBÉCOIS ET LA BEAUTÉ

L’apparence change tout

Le sociologue français Jean-François Amadieu est un grand spécialiste des questions de discrimination sur l’apparence physique. Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il est l’auteur du livre Le poids des apparences paru en 2002 (éditions Odile Jacob) et de DRH, le livre noir (éditions du Seuil). La Presse l’a joint par téléphone pour discuter beauté.

D’emblée, le sociologue Jean-François Amadieu estime que nous sommes jugés avant tout sur notre physique et que ce comportement ne fait que croître, avec l’omniprésence des images et de la photographie dans les médias sociaux. 

« Il n’y a aucun doute sur l’importance croissante de l’impact de l’apparence physique dans la vie sociale et professionnelle, dit-il. C’est incontestable. Toutes les études ont démontré très clairement que, dès la naissance, plus une personne est belle, plus elle aura de facilité dans sa vie. Dès la petite école, les enfants beaux réussiront mieux, car les professeurs porteront plus d’attention sur eux, ils feront de meilleures études, auront un travail qualifié, un beau conjoint, une meilleure vie sociale, etc. »

« Il y a un lien très clair qui est établi sur le fait que votre apparence physique aura des effets très forts sur votre vie sociale, professionnelle, matrimoniale et affective, ajoute le sociologue. Si vous considérez que l’ensemble de votre vie est plus satisfaisant, vous êtes forcément plus heureux. Cette corrélation existe et c’est largement dans ce sens que ça fonctionne. C’est parce que vous êtes beau que vous êtes heureux. À la question, dans quel sens le cercle vertueux fonctionne-t-il ? Ça ne vous surprendra pas si je vous réponds que c’est d’abord par votre apparence physique que tout se déclenche et qu’on est plus heureux »

UN CADEAU DÈS LE BERCEAU

Le sondage CROP-La Presse révèle que 31 % des hommes et 29 % des femmes estiment que leur apparence les a aidés sur les plans professionnel et personnel. Plus les répondants sont scolarisés et plus ils sont conscients de l’impact de leur apparence sur leur carrière. Ainsi, chez ceux qui détiennent un diplôme universitaire, quelque 41 % pensent que leur physique les a aidés (ce chiffre se situe à 39 % chez ceux qui ont un diplôme collégial). Il est intéressant de noter que les 34-54 ans sont plus nombreux à croire que leur apparence les a aidés.

Pour Jean-François Amadieu, l’explication est simple : les gens plus instruits évoluent dans des sphères professionnelles où l’apparence compte beaucoup plus que dans des emplois moins qualifiés. Ils sont donc plus conscients de l’impact de leur apparence et analysent davantage la situation. « Il est absolument certain, et ç’a été prouvé, que lorsque vous êtes beaux (taille-poids, visage équilibré), vous avez eu accès à de meilleures études, vous avez trouvé un travail plus qualifié et vous êtes mieux payé. Alors oui, vous serez sans doute plus heureux. Au fond, l’apparence physique a un impact important sur votre vie professionnelle et la vie matrimoniale. On ne peut pas le nier ».

« Il faut aussi souligner que plus les gens ont des ressources financières, plus ils sont vigilants sur leur apparence, car ils savent à quel point c’est important. »

« Ils vont d’ailleurs dépenser plus, parfois même pour un peu de chirurgie, poursuit Jean-François Amadieu. Et j’irai plus loin, avec un exemple qui s’observe statistiquement, celui des dents. Les plus riches auront de belles dents, car ils pourront se payer des traitements qui ne sont pas remboursés par l’assurance maladie. Et dès le plus jeune âge, on verra la différence entre une personne d’un milieu aisé et celle issue d’un milieu populaire. Cette stigmatisation sociale a donc un lien direct avec l’apparence physique, et donc la beauté. C’est brutal de dire cela, mais on voit bien qu’il y a un lien de plus en plus important entre l’apparence physique et le statut social. L’obésité par exemple se concentre en France dans les milieux les plus pauvres ».

SOCIÉTÉ ET COMPLEXES

« Aujourd’hui, l’apparence compte plus que jamais. Ne serait-ce que parce qu’on trouve de plus en plus d’emplois de services où le physique compte énormément, où le contact est très important, que ce soit dans le commerce, la restauration, l’accueil », poursuit le sociologue.

« Ce qui est dévastateur, ce sont les réseaux sociaux où l’invasion des images a pris des proportions gigantesques. Ces photos de plus en plus nombreuses constituent les clés du quotidien et sont à la base du fonctionnement de la société. Toutes ces pratiques reposent sur des images et des mises en scène de soi qui ne font que renforcer l’importance de l’apparence. Du coup, on juge d’autant plus les gens d’après des photos et des images. Facebook ne repose que sur cela, son nom l’indique très bien. On clique sur la tête des gens. »

Si notre sondage révèle que selon les Québécois, la beauté est une question d’attitude et de confiance en soi, le sociologue doute de l’authenticité de cette réponse. « On n’est pas dans le réel ! Il y a un problème de sincérité dans les réponses. C’est un peu hypocrite… et c’est vouloir élargir la définition de la beauté. Les gens multiplient les efforts pour être beaux, et c’est la beauté intérieure qui compte ? L’attitude et la confiance en soi ? Vous plaisantez ! On pourrait dire de quelqu’un qui n’est pas beau physiquement qu’il n’a pas d’estime de soi et qu’il n’est pas heureux, ça, on le sait, et c’est vrai, scientifiquement parlant. Est-ce que pour autant quelqu’un qui n’obéirait pas aux canons de la beauté et qui néanmoins aurait confiance en lui et serait sympa deviendrait-il une belle personne au sens strict de la beauté ? La réponse est non ! Ça ne va pas changer sa tête, son physique et sa silhouette qu’il ait confiance en lui et qu’il soit sympathique. »

CHÉRIE, TU ES LA PLUS BELLE…

« Je trouve ça très positif que les hommes trouvent leurs femmes plus belles qu’eux. Mais cela dit, on peut expliquer aussi ce schéma très classique du fait que la femme doit avoir avant tout des qualités physiques, elle apporte le capital de beauté au couple, et l’homme, le capital économique. C’est une vision extrêmement traditionnelle. Avoir une belle femme à ses côtés, c’est agréable, c’est la “trophy wife” ! »

LA VOIX ET LES NOUVEAUX PROFILS LOIN DES STANDARDS

« Avec cette émission, on a observé un frémissement dans le monde entier qui a sensibilisé les gens à l’importance de l’apparence. C’est un paradoxe, car du point de vue de la beauté, la télévision fait très mal. Une émission comme La voix, où le concept lui-même vise à faire émerger des profils et physiques différents, avec un processus à l’aveugle, a frappé les esprits. On a vu apparaître des gens plus vieux, plus gros, moins beaux. Il ne faut pas s’arrêter au physique, c’est ça le message et le succès de ces émissions, quel que soit le pays. On est tous très conscients des injustices causées par le jugement des apparences, d’où le succès de La voix. C’est très intéressant d’observer la sensibilité du public sur ce sujet. En France, dans les études effectuées, le premier motif de moquerie et de mise à l’écart, c’est l’apparence physique, la taille et le poids. Les gens souffrent au quotidien à cause de leur apparence physique, ils le savent très bien, et une émission comme La voix leur fait du bien. »

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