Santé

La dernière bouchée

Depuis 2014, plus de 120 Québécois sont morts après s’être étouffés en mangeant.

Il fait beau. Guy mange son poulet au centre où il réside. Il s’étouffe. Meurt. À l’autopsie, on trouvera des morceaux de viande dans ses voies respiratoires. La nourriture s’est engagée du mauvais côté.

Le scénario est nettement plus répandu qu’on pourrait le croire : durant les trois dernières années, 121 personnes sont mortes étouffées par de la nourriture au Québec. Six morts sur dix (58 %) sont survenues dans un CHSLD, un hôpital, une famille d’accueil ou une résidence privée de soins. Dans deux cas, des personnes sont mortes dans des camps de vacances spécialisés.

Si la viande est en cause dans une vingtaine de cas d’étouffement alimentaire, l’aliment qui tue le plus est le pain. Presque une personne sur quatre (23 %) qui est morte étouffée venait de manger différents types de sandwichs ou la rôtie du matin, qui revient sur plusieurs rapports de coroner. Cette statistique inclut la pizza, mais exclut les gâteaux et les crêpes, ainsi que les cas où l’étouffement survient après le déjeuner, sans que l’on sache pourquoi précisément.

Devrait-on sortir tous les grille-pain des résidences de soins ? 

Pas du tout, répond Amélie Giroux, présidente par intérim de l’Association professionnelle des nutritionnistes experts en dysphagie. La clé, dit-elle, tient dans « un bon dépistage à l’admission » et un suivi constant de la condition du patient qui évoluera.

Les fruits, qui sont souvent montrés du doigt, sont mis en cause dans cinq morts au Québec : deux personnes sont mortes après avoir mangé des oranges, et les trois autres cas impliquaient des raisins, un melon et des pruneaux. 

Pas de données 

Le Bureau du coroner du Québec ne tient aucune statistique sur ce sujet. C’est par La Presse que la coroner en chef, Catherine Rudel-Tessier, a appris que le pain est responsable d’une sérieuse proportion des morts par étouffement, que l’on appelle aussi la fausse route alimentaire.

Les rapports consultés ont été obtenus à la suite d’une demande faite par la Loi sur l’accès à l’information afin d’obtenir les documents des morts accidentelles par inhalation et ingestion d’aliments provoquant une obstruction des voies respiratoires. On y détaille les décès de 116 personnes en 2014, 2015 et 2016. Cinq cas sont survenus cette année. Les rapports ne contiennent pas tous précisément les aliments qui ont causé la mort.

La coroner en chef admet que son bureau devrait avoir plus de données en main sur l’asphyxie alimentaire et espère pouvoir travailler davantage sur la prévention à l’avenir, dans ce dossier comme dans d’autres. Des comités sont actuellement mis en place, mais rien sur l’étouffement alimentaire n’est prévu pour le moment. La coroner fait toutefois beaucoup de présentations auprès des partenaires, comme le personnel des résidences de personnes âgées, et souhaite que les cas d’étouffement alimentaires soient plus déclarés. « On a un problème de sous-déclaration avec les personnes âgées », avoue Catherine Rudel-Tessier.

70 ans 

La moitié des personnes mortes par obstruction alimentaire durant les trois dernières années avaient 70 ans ou plus. 

« C’est un phénomène qui va en augmentant », estime Yvon Garneau, coroner pour la région du Centre-du-Québec, qui a eu à se pencher sur des cas d’étouffement alimentaire. « En trois ans, c’est beaucoup de décès », calcule-t-il. 

Yvon Garneau croit qu’il est temps qu’on s’intéresse à ce phénomène méconnu. Surtout dans une société où l’on vit plus vieux et où l’on voit plus de cas de dysphagie. 

La dysphagie, explique la nutritionniste Amélie Giroux, est la difficulté de faire passer la nourriture de la bouche à l’estomac. Ce n’est pas une maladie, mais souvent une conséquence d’une autre maladie – la sclérose en plaques, par exemple. 

Peu de recommandations 

« Si on se rend compte qu’au Québec, de plus en plus de personnes âgées décèdent [après s’être étouffées], il va falloir que le corps médical se penche sur la question », dit le coroner Yvon Garneau. De tous les rapports du coroner consultés par La Presse, seulement une dizaine se terminent par des recommandations. On y note, par exemple, que le personnel doit connaître et maîtriser la technique Heimlich, cette pression faite sur l’abdomen, par une personne qui se trouve derrière celle qui s’étouffe. Le personnel de résidences a aussi été montré du doigt pour ne pas avoir reconnu un problème de dysphagie ou respecté la diète prescrite pour un patient. Dans un rapport, la coroner Catherine Rudel-Tessier note aussi le manque de communication dans une résidence. 

Toutefois, les cas de mort par étouffement après qu’un résidant a mangé de la nourriture qui n’était pas recommandée pour son état de santé ou parce qu’il avait mangé un plat préparé à l’extérieur de sa résidence sont extrêmement rares. Idem pour les erreurs : contrairement à ce qu’on pourrait penser, les morts surviennent rarement quand une diète liquide ou adaptée à un cas de dysphagie n’est pas respectée. 

Les erreurs fatales existent néanmoins : une dame de 87 ans s’est étouffée à Québec avec un sachet de thé que l’on avait laissé dans sa tasse, en 2016. Le coroner a recommandé au centre où elle résidait que le personnel serve uniquement du thé infusé à toute sa clientèle.

— Avec William Leclerc, La Presse

Faits saillants des rapports de coroners

Les tout-petits

Triste statistique : trois enfants de moins de 4 ans sont morts à la suite d’une obstruction alimentaire durant les trois dernières années au Québec. Dans un cas, le petit garçon mangeait des graines de citrouille et des arachides avec ses grands frères. Un petit garçon de moins de 2 ans est mort, probablement étouffé par un morceau de melon. Le troisième, un garçon de près de 5 ans, est mort dans son sommeil. Le rapport du coroner conclut à une obstruction alimentaire des voies respiratoires.

Faits saillants des rapports de coroners

Au resto

Les cas de morts au restaurant sont très rares. Moins d’une dizaine durant les trois dernières années, dont cette femme de 49 ans qui dégustait tranquillement son steak dans un restaurant de Montréal, un soir de Super Bowl. Elle était seule, installée au bar de l’établissement, et avait accompagné son repas de deux verres de vin. Elle s’est écroulée avant d’avoir terminé son assiette et personne sur place n’a réalisé qu’elle s’était étouffée. Durant la même période, deux personnes sont mortes après avoir mangé de la poutine au Québec.

Faits saillants des rapports de coroners

L’ alcool 

Autre mythe à démonter : peu de gens meurent soûls, étouffés dans leurs vomissures. Il faut toutefois noter que lorsque des plus jeunes (moins de 60 ans) meurent d’étouffement, sans être malades, l’alcool est fréquemment en cause. C’est ce qui est arrivé à Marco, un homme de 48 ans qui fréquentait si souvent le bar de sa ville que lorsqu’il s’est écroulé face première sur le comptoir en après-midi, personne ne s’est inquiété. C’est le patron de l’établissement qui a noté à son arrivée, un peu après 20 h, que les mains de Marco commençaient à tourner au vert. L’examen de son cadavre a révélé que l’homme s’était vomi dans les bronches.

Faits saillants des rapports de coroners

En avion 

Des rapports transmis par le Bureau du coroner, un seul ne concerne pas un citoyen québécois : il s’agit d’un passager d’un vol reliant les États-Unis à l’Allemagne qui s’est étouffé en mangeant. L’avion a dû se poser d’urgence à Québec, le 8 août 2015, et le décès a été constaté à l’hôpital, le jour même.

Différentes textures 

Entre le steak et le « manger mou », il existe une gamme de textures. D’où l’importance de bien personnaliser la diète en résidence de soins, explique la nutritionniste Amélie Giroux. Les diètes peuvent être tendres, molles, hachées ou en purée, dit-elle, et plusieurs nuances existent dans ce registre. De plus, il faut toujours se tenir au courant de l’était de santé d’un résidant qui change, inévitablement. Il faut aussi réévaluer la capacité de déglutition après ou pendant une maladie, précise cette spécialiste.

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