L’ avènement de la
neurocriminologie
WASHINGTON — Quelle est la contribution de la neurologie à la criminalité ? C’est la question que posent des neuroscientifiques depuis une vingtaine d’années. À la faveur des avancées de l’imagerie du cerveau, leurs conclusions sont de plus en plus souvent citées dans les cours criminelles et les commissions de libérations conditionnelles. Et les services sociaux pourraient bientôt s’en servir pour aider les adolescents à problèmes.
« On sait de plus en plus de choses sur les anomalies du fonctionnement du cerveau et leur lien avec les comportements asociaux et la criminalité », explique James Giordano, neurobiologiste de l’Université de Georgetown, à Washington, qui présentait une conférence plénière sur le sujet à la dernière assemblée annuelle de l’Association psychologique américaine, en août à Washington. « On n’en est pas rendu à avoir des preuves neurologiques admissibles en cour pour la non-responsabilité criminelle. Mais dans les observations sur la peine à imposer, il y a un impact réel. L’imagerie médicale du cerveau a été utilisée dans des centaines de causes comme facteur atténuant, avec succès. »
Le hic, c’est que tenir compte des caractéristiques du cerveau d’un criminel remet en question les notions de libre arbitre et de responsabilité.
L’un des essais d’un ténor de la neurocriminologie, Adrian Raine de l’Université de Pennsylvanie, s’intitule Est-ce mal de criminaliser et punir les psychopathes ?. Comme quatre autres chercheurs qui ont déjà témoigné en cour à la décharge de criminels, M. Raine a refusé la demande d’entrevue de La Presse, invoquant un manque de temps pendant une année sabbatique.
« Si on se base essentiellement sur le comportement criminel et la fonction cérébrale, on risque fort de perdre la notion de libre arbitre », explique Patrice Renaud, psychologue de l’Université du Québec en Outaouais qui étudie l’empathie des criminels à l’Institut Philippe-Pinel. « C’est un débat dans le domaine. À la limite, personne n’est responsable de rien, tout est fonction de la biologie, de l’environnement. » La neurocriminologie est en quelque sorte l’équivalent neurologique d’une référence à l’« enfance difficile » d’un criminel.
M. Renaud cherche à savoir s’il est possible de mesurer la capacité des criminels à éprouver de l’empathie affective. « À part les sadiques, les criminels ont moins de capacité d’empathie affective. L’empathie cognitive, c’est différent. Il s’agit de comprendre les intentions d’autrui, ça peut être utile pour un criminel. » Les recherches ont lieu dans un laboratoire virtuel et visent à augmenter la capacité des criminels à éprouver de l’empathie affective, au moyen d’une méthode appelée « neurofeedback ». « Si on peut mesurer l’empathie affective sans pouvoir l’améliorer, ça ne nous aide pas beaucoup dans les commissions de libération conditionnelle. Ça devient un facteur statique qu’on ne peut pas modifier. On ne veut pas avoir une optique de punition, mais de réhabilitation. »
Pourrait-on arriver à une approche préventive auprès des adolescents ?
« C’est vraiment délicat, dit M. Renaud. Beaucoup d’intervenants craignent qu’on ne stigmatise ceux qui font l’objet d’une intervention plus soutenue à cause de facteurs neurologiques. Il y a déjà des instruments qu’on n’utilise pas pour cette raison. On connaît assez bien certains facteurs génétiques associés à l’impulsivité et on n’applique pas systématiquement la détection et le repérage de ceux qui sont potentiellement à risque de devenir des criminels violents par la suite. » En d’autres mots, les services sociaux préfèrent ne pas identifier par l’imagerie médicale les ados à risque, pour éviter que ceux qui s’en sortiront seuls ne soient affectés par une intervention inutile.
42 %
Augmentation du risque d’avoir un dossier criminel à 34 ans chez les bébés ayant connu des complications à l’accouchement et qui ont subi un rejet affectif de la part de leur mère.
Source : American Journal of Psychiatry
Durant un panel sur la question en 2011 à la réunion annuelle de l’Association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS), Adrian Raine de l’Université de Pennsylvanie avait d’ailleurs rapporté que ses premières études sur la neurocriminologie lui avaient valu des accusations de racisme. Il s’agissait d’une étude basée sur des données danoises, qui concluait que les bébés ayant connu un accouchement difficile, et dont les mères avaient montré des signes de rejet de leur enfant en bas âge, avaient un risque accru de devenir criminels à l’âge adulte. Le rejet maternel était lié à deux comportements : une demande d’avortement n’ayant pas été portée à terme de la part de la mère et un placement en famille d’accueil durant la première année de vie du bébé.
Dans un article publié en 2013 dans le quotidien britannique The Guardian, M. Raine a témoigné d’un aspect très personnel de ses recherches. « J’ai été victime d’un vol dans une chambre d’hôtel en Turquie. J’ai vu le voleur. Au commissariat, je me suis surpris à soupçonner les suspects qui avaient la mine la plus patibulaire. »
« La neurocriminologie navigue en eaux troubles », dit M. Giordano, de l’Université de Georgetown, qui y dirige le programme de neuroéthique. « Par le passé, il y a eu des tentatives funestes d’influencer le comportement des asociaux et des psychopathes, la lobotomie, l’emprisonnement dans les asiles. Dans les régimes totalitaires, on enferme encore aujourd’hui les contestataires dans les asiles. Il faut être sûr qu’on ne fait pas dire aux statistiques plus qu’elles ne le peuvent. Il y a d’énormes différences dans le fonctionnement normal du cerveau de gens normaux, qu’on comprend à peine. Identifier les comportements vraiment déviants prendra du temps. »
La neurocriminologie oscille ainsi sans cesse entre prêcher dans le désert et être complice de justiciers. Sa promesse d’une simplicité neurologique est toutefois attrayante. Dans sa comédie musicale Everybody Says I Love You de 1996, Woody Allen mettait en scène le fils d’une famille bourgeoise démocrate qui soudainement commençait à avoir le discours d’un républicain sans cœur. À un certain point, il s’évanouissait et se révélait avoir une tumeur au cerveau. Opéré d’urgence, il redevenait démocrate et de gauche, au grand soulagement de son père, joué par Alan Alda.