SOCCER  MLS

Une légende lente à se bâtir

DIDIER DROGBA

C’était l’époque des repas vite ingurgités et des longs trajets en transports en commun pour se rendre aux entraînements. C’était le temps des rêves de grandeur malgré les blessures à répétition et les remises en question. C’était avant l’éclosion à Guingamp, la confirmation à Marseille et l’apothéose à Chelsea, lorsque Didier Drogba baignait dans le monde amateur. À force de travail et de rencontres marquantes entre 1993 et 2002, l’attaquant de l’Impact s’est hissé, sur le tard, vers les sommets du ballon rond.

Dans la belle histoire de Drogba, arrivé en France à l’âge de 5 ans pour vivre avec son oncle footballeur, il existe certainement plusieurs points de départ. Par exemple, en se joignant au club de Levallois-Perret, en 1993, il ouvre le premier grand chapitre sportif de sa vie. Finis les déménagements en série et les rentrées scolaires que le garçon de 15 ans redoute tant. En banlieue parisienne, où il retrouve enfin sa famille immédiate, le jeune Didier peut travailler sur la durée – quatre ans – au sein des mêmes structures.

« Dans les catégories inférieures, il marquait déjà des buts. Donc, automatiquement, c’était un signe [de talent]. »

— Jacques Loncar, ancien entraîneur de Levallois

« Le problème, c’est qu’il habitait loin. Il y avait un problème de transport. Il devait manger avant l’entraînement, à la sortie de l’école, ou alors il arrivait en retard. Ce sont des défauts de jeunesse. On a essayé de le corriger un petit peu, c’est venu tout doucement et, après, je l’ai mis dans le groupe [de l’équipe première] avec moi. Il n’y avait pas de souci. À ce que je voyais, il n’était pas du genre à sortir. Il aimait faire du travail supplémentaire après les entraînements. C’est quand même un signe de sérieux. »

À Levallois, Drogba dispute quelques matchs de CFA, le quatrième échelon français, et marque même dès sa première apparition. Majoritairement remplaçant (« Je ne voulais pas griller les jeunes trop tôt, à tort ou à raison », mentionne Loncar), le jeune homme vise tout de même plus haut. Il envoie des CV à droite et à gauche en quête d’une porte d’entrée dans le monde professionnel. À l’insu de son entraîneur, il effectue des essais en Bretagne. Peu après, c’est au tour du Paris Saint-Germain de le contacter en essayant de le recruter au moyen d’un contrat stagiaire.

DIRECTION LE MANS

Dans un acte peu banal et sur les conseils de Loncar (« Je n’étais pas contre le PSG, mais il avait besoin de faire ses gammes et de démarrer à un niveau plus moyen »), il rejette finalement l’offre parisienne. Direction Le Mans, avec son cadre moins compétitif et mieux adapté aux besoins du Drogba, version 1997. « Marc Westerloppe [entraîneur du Mans] m’appelle un jour et il me dit : “Je voudrais tel attaquant de mon équipe.” Je lui ai répondu de ne pas le prendre parce qu’il avait 27-28 ans et de plutôt choisir Didier, explique Loncar en entrevue. Il s’était cassé l’orteil, mais Westerloppe, qui est un copain, m’a fait confiance sans l’avoir vu. »

La transition n’est pas forcément facile pour Drogba, notamment sur le plan physique. Après les trois ou quatre entraînements hebdomadaires de Levallois, le voilà confronté au rythme de travail soutenu d’un centre de formation. Même si ses qualités sportives et mentales sont déjà bien présentes, sa préparation invisible et ses habitudes de vie sont loin d’être adéquates. Du coup, il peine à enchaîner les entraînements et à tenir un match entier.

« Didier, c’est un joyeux. C’est quelqu’un qui aime s’amuser, qui aime les copains et le jeu. Mais, à cette époque-là, il n’avait pas compris que c’était un métier. »

— Alain Pascalou, ex-adjoint au Mans

« Pendant deux ou trois ans, on notait des qualités exceptionnelles, mais comme il n’était pas très, très sérieux dans sa vie personnelle, il était sujet à beaucoup de blessures, souligne Alain Pascalou, ex-adjoint au Mans, en entrevue. Ça lui a ensuite servi de leçon. Quand il est arrivé dans le très haut niveau par la suite, il a su gérer les choses et s’assurer d’avoir des accompagnants. »

D’ici cette prise de conscience, Drogba signe son premier contrat professionnel à l’âge de 21 ans et découvre la deuxième division française (L2) lors de la saison 1998-1999. Durant les deux années suivantes, il marque 7 buts en 41 rencontres disputées, comme à Levallois, dans la peau du joker. Mais entre ce constat de stagnation et les blessures, l’Ivoirien a le blues. « Il était très malheureux de ne pas pouvoir s’exprimer plus souvent, ajoute Pascalou. […] Il a compris qu’il devait décoller et qu’il devait changer. Puis, pendant trois, quatre mois, chez nous, il a marqué des buts importants. L’autre déclic, c’est qu’il a connu celle qui est maintenant sa femme et ils ont eu un enfant [Isaac, né en décembre 2000]. Ça l’a hyperresponsabilisé.

« La conjoncture de l’amour du jeu, d’en avoir marre d’être blessé, de vouloir réussir en L2 en faisant plus que des bribes de matchs et la responsabilité d’une famille, ça a tout changé. » En janvier 2002, Drogba prend le chemin de Guingamp dans un transfert évalué à 100 000 euros (environ 160 000 $). L’histoire est en marche.

UN CARACTÈRE QUI S’AFFIRME

Dans sa biographie Commitment, Drogba raconte le paradoxe de son enfance et de son adolescence. Impétueux et rageur sur le terrain, le jeune garçon est plutôt discret à l’extérieur. « Je trouve qu’il a bien mûri. Avant, il parlait peu, c’est tout. On avait peut-être du mal à déceler ce qu’il pensait ou ce qu’il voulait faire », souligne Loncar. Mais d’emblée le désir de réussir est bien là. À Levallois, le futur numéro 11 montréalais reconnaît que plusieurs coéquipiers possèdent des « habiletés naturelles plus grandes » que lui. Il dit compenser par une « détermination absolue » et une « totale croyance en lui ».

Au fil des années, il développe justement une force mentale qui est, encore à ce jour, l’un de ses atouts majeurs. Il a suffi de quelques matchs de MLS, l’an dernier, pour constater le mélange de respect et de crainte qu’il inspire lors des matchs. Respect et crainte ? Voilà la définition du charisme pour Pascalou. « Comme il était jeune au Mans, ce n’était pas encore du charisme, mais du caractère, distingue-t-il. Même jeune, il ne se laissait pas faire et il ne laissait pas marcher sur les pieds par les vieux pros qui avaient parfois des remarques intelligentes à lui communiquer. Comme attaquant, il ne se laissait pas faire, comme équipier, il ne se laissait pas faire. S’il n’était pas convaincu [de la justesse] de la parole d’un entraîneur ou d’un autre, il ne se laissait pas faire. »

PLUS HAUT QUE PRÉVU

Avec une carrière qui l’a hissé tout en haut de l’affiche et qui s’étire au-delà de ses 37 printemps, Drogba a bluffé tout le monde. Parce que son éclosion a été tardive et qu’il a gravi les échelons un à un, il était difficile de lui imaginer un tel destin.

« Je lui aurais prédit un parcours au sein d’une équipe professionnelle, mais jamais au top où il est arrivé. Je pensais qu’il pouvait devenir un bon joueur de L2 ou de L1, dans un club de milieu de classement. À une époque, il était quand même l’un des meilleurs attaquants au monde. »

— Jacques Loncar, ancien entraîneur de Levallois

« Son parcours n’a pas été linéaire, mais il a été intelligent, prolonge Pascalou, admiratif devant la trajectoire de l’Ivoirien. Il a déjà dit qu’il n’était pas armé mentalement pour se joindre à un grand club à 18 ans. Il était armé pour vivre sa jeunesse au Mans qui était un club en début de structuration avec un centre de formation pas encore très solide. Ensuite, il a fait le choix très intelligent d’aller à Guingamp, qui est un club convivial et sans pression. Après ça, il était apte à affronter le haut niveau dans la fournaise de Marseille et de Chelsea. »

Et après des passages à Shanghai, Istanbul et une deuxième pige à Londres, Drogba peut produire ses dernières étincelles à Montréal. Au terme d’un parcours et d’une réussite improbables…

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