Six courses pour passer à l’histoire
Saint-Ferréol-les-Neiges — Jeudi, Alex Harvey a bouclé ses valises pour un autre voyage qui le mènera aux quatre coins de l’Europe et en Corée en Sud. Il reviendra à la maison quatre mois et demi plus tard. Idéalement, il transportera une médaille olympique dans ses bagages. Pas pour l’objet en tant que tel, mais pour le sentiment du devoir accompli.
Cette fameuse médaille, Harvey n’en fait pas une maladie. « C’est certain que le but ultime, c’est de faire un podium, dit-il. Mais ce n’est pas la fin du monde si ça n’arrive pas. Dans 10, 15 ans, je vais pouvoir regarder ma carrière et en être satisfait. Les Canadiens, on reste des négligés dans le ski de fond. »
À Saint-Ferréol-les-Neiges, c’est Marshall, le nouveau caniche jouet de la maison, qui recevait la semaine dernière. Il appartient à la blonde de Harvey, étudiante en médecine dentaire à l’Université Laval.
La veille, le couple est parti de la maison pour grimper le mont Saint-Anne à la course. Deux heures et demie en jasant. « Les gens ne le savent pas, mais l’entraînement pour le ski de fond est le plus souvent "facile". De longs trainings, mais à rythme bas. De la zone 1 qu’on appelle. Des fois, je vais en vélo de montagne avec des chums et c’est un entraînement pour moi. »
Justement, Harvey sortait de la douche après une sortie en « zone 1 » de ski à roulettes sous la pluie. Le temps d’enfiler un t-shirt et un bermuda, il était prêt pour photos et entrevue, un exercice dont il ne se lasse pas, même en période préolympique où les demandes affluent.
Denis Villeneuve, son agent bénévole, tient l’agenda, mais il était plutôt là pour entendre l’athlète de 29 ans se raconter que pour jouer à la police du chrono. Un peu plus tard, pour la séance photo dans la cour arrière, il s’assurera simplement que son protégé ne prenne pas froid.
Un recueil de « droit du travail fondamental » traîne sur la table de cuisine. Harvey assure que ce n'est pas aussi fondamentalement rébarbatif qu'on pourrait le croire. Il lui reste six cours à son baccalauréat en droit entrepris à l’automne 2008.
En parallèle de son parcours scolaire, il est devenu le meilleur fondeur canadien de l’histoire. Fin novembre, en Finlande, il amorcera sa troisième et dernière saison olympique. À Vancouver, en 2010, il s’était révélé avec trois résultats parmi les 10 premiers, dont une quatrième place au sprint par équipes. À Sotchi, en 2014, l’équipe canadienne au grand complet avait vécu un fiasco, engluée par des problèmes de fartage et de méforme.
« Non seulement on en a tiré des leçons, mais on a posé des gestes concrets par la suite, souligne Harvey. On n’a pas juste parlé. »
L’athlète s’est soumis à deux opérations délicates pour dégager ses artères iliaques au printemps 2015. Ce détour par l’hôpital lui a permis de pleinement exploiter son potentiel en style libre.
Sur le plan technique, les changements ont aussi été majeurs. Une bonne partie du personnel a été remplacée. Harvey s’est vu attribuer un ski-testeur, Lee Churchill, un confident qui l’aide dans la cruciale sélection des skis le matin des courses. Avant la dernière saison, Harvey a changé d’équipementier, passant de Fischer à Salomon, qui lui fournit un technicien supplémentaire et où il bénéficie d’un traitement privilégié.
L’équipe canadienne a aussi puisé dans son maigre budget pour se doter d’une « machine à structurer » à 50 000 $, appareil essentiel pour travailler les bases des skis.
Mais la leçon la plus importante de l’échec de Sotchi est peut-être liée à la façon d’aborder l’événement.
« On essayait de contrôler tout, tout, tout, se souvient Harvey. Par exemple, on ne voulait pas aller manger au Village des athlètes. On avait un chef, mais il était à l’hôtel en bas et il devait monter dans le téléphérique avec ses plateaux. La communication était difficile avec le staff, qui ne pouvait pas rester au même endroit que nous. Justin [Wadsworth], le coach-en-chef, lavait les poignées de porte avec du Lysol à longueur de journée. Je capotais. Il y avait de la tension, du stress. Aux Jeux, il y en a déjà assez, pas besoin d’en rajouter. »
Le mot d’ordre pour PyeongChang est clair : « ne rien faire de différent ». Et surtout arriver en Corée du Sud reposés, athlètes comme entraîneurs et techniciens. « Comme ça, s’il y a une balle courbe, on est capables de l’éviter. »
« C’est de se donner une marge émotionnelle, disons. Si tu arrives et que tu es à vif, tu pètes ta coche à la première chose qui arrive, au premier autobus en retard. »
— Alex Harvey
Plus fort physiquement, « surtout en classique », Harvey se sent d’attaque pour un menu gargantuesque aux Jeux de PyeongChang. Si tout se passe comme prévu, il disputera les six épreuves au programme, ce qu’il n’a encore jamais tenté. « C’est le plan A », acquiesce Harvey, pour qui l’étendue du calendrier olympique est suffisante pour refaire ses forces entre chaque départ (voir capsules ci-contre).
Harvey est cinq fois médaillé aux Mondiaux dans quatre épreuves différentes et auteur de 24 podiums en Coupe du monde, dont deux sur ses terres aux finales de Québec l’hiver dernier. Sa victoire au sprint du vendredi sur les plaines d’Abraham reste son plus beau souvenir.
Sur le plan sportif, rien n’égale son titre à l’épreuve reine de 50 km aux Mondiaux de Lahti. À ses yeux et à ceux de ses collègues, il a la même valeur que l’or olympique.
« En tant que Canadien, je sais qu’une médaille aux Jeux olympiques provoquerait un plus gros boom que n’importe quelle autre médaille, convient-il. Mais je ne fais pas ça pour de la reconnaissance. Je fais ça parce que je tripe à me fixer des objectifs et à travailler fort pour essayer de les atteindre. »
Harvey prévoit prendre sa retraite à l’issue de la saison 2019. Par bonheur, les finales de la Coupe du monde auront encore lieu à Québec, tour de force de l’organisateur, Gestev, qui a réussi à les arracher aux Russes.
Comme à Erik Guay, un autre champion mondial, il ne manque plus à Harvey qu’un podium olympique à son palmarès. Mais à la différence du ski alpin, aucun fondeur masculin canadien n’a encore réussi l’exploit. À PyeongChang, ce seront donc six courses pour passer à l’histoire.
Première course de la saison : Coupe du monde de Ruka (Finlande), 24 et 25 novembre