Science

Une disparition d’une ampleur incroyable

Si une renaissance possible de la tourte fait inévitablement penser au film Le Parc jurassique, son extermination dépasse la fiction par son ampleur.

Difficile d’imaginer qu’un oiseau dont la population se chiffrait entre 3 et 5 milliards d’individus quand les Européens ont mis le pied en Amérique du Nord ait pu disparaître en une centaine d’années à peine.

Déjà Cartier et Champlain avaient souligné sa présence abondante. Dans les Relations des jésuites, rédigées au XVIIe siècle, on parle aussi d’une migration dans la baie des Chaleurs, en Gaspésie, qui s’étale sur huit jours consécutifs autour du 24 juin. Au Kentucky, en 1813, le naturaliste et peintre d’origine française John James Audubon a raconté que les volées se succédaient des jours durant et obscurcissaient le ciel « comme une éclipse ». Une seule d’entre elles comptait 115 millions d’oiseaux, avait-il estimé. Leur vol bruyant rendait impossible toute conversation.

Semblable à la tourterelle triste mais plus grosse et plus colorée, la tourte voyageuse passait l’hiver dans le sud des États-Unis et l’été dans le sud du Canada, de la Saskatchewan à Terre-Neuve. Elle nichait surtout autour des Grands Lacs, mais aussi au Québec, jusqu’au lac Témiscamingue. Souvent considérée comme une calamité par les agriculteurs québécois, elle fut même « excommuniée » à plusieurs reprises par le clergé. Pourtant, on en arrivera à interdire la chasse dans les champs, car les chasseurs y faisaient plus de dommages que les oiseaux.

Prisée pour sa chair et chassée sans relâche, la tourte était considérée comme une source de nourriture peu coûteuse. D’ailleurs, dès le début des années 1800, la population semblait moins nombreuse. Mais c’est 50 ans plus tard, avec le début de la chasse commerciale, que le coup fatal allait être porté.

UN CARNAGE

Environ 5000 chasseurs professionnels traquaient alors l’oiseau toute l’année avec tous les engins à leur portée, surtout les filets. Ils pouvaient en capturer 1000, 2000, voire jusqu’à 5000 en une journée. Des centaines de milliers d’oiseaux étaient livrés vivants pour des compétitions de tir. Des millions de carcasses étaient acheminées par train dans les grandes villes. Un chasseur a vendu à lui seul 3 millions d’oiseaux en un an.

Au Michigan, dans une aire de nidification, 50 000 oiseaux ont été abattus quotidiennement durant 5 mois. D’ailleurs, à la fin de la nidification, des villages entiers se déplaçaient pour aller cueillir les jeunes avant qu’ils ne quittent le nid. On abattait même les arbres pour une récolte plus rapide.

En 40 ans, l’espèce a été décimée. La dernière tourte sauvage aurait été abattue en 1900, mais certaines sources indiquent qu’un spécimen aurait aussi été tué à Québec en 1907. Aux États-Unis, une récompense de 1000 $ – une jolie somme à l’époque – avait même été offerte à quiconque pourrait trouver un couple de tourtes vivantes, mais elle n’a jamais été versée.

Si la chasse commerciale a détruit des centaines de millions de tourtes, plusieurs autres facteurs ont aussi contribué à la disparition de l’espèce. La déforestation massive, à des fins agricoles ou pour la construction urbaine, a eu un impact majeur. Non seulement les aires de nidification de l’oiseau ont été éliminées, mais aussi son habitat naturel et ses sources de nourriture – glands, faînes, fruits, etc. La faible fécondité de l’espèce (habituellement un œuf par année) et son comportement extrêmement grégaire sont aussi en cause. Une recherche publiée en mai dernier indique que, bien avant la colonisation, les populations de tourtes avaient subi des fluctuations naturelles majeures, parfois de 1000 pour 1, notamment à cause de problèmes d’approvisionnement de nourriture, et qu’il a suffi de quelques perturbations additionnelles pour entraîner sa disparition définitive.

Tourte et tourtière

En dépit de la croyance populaire, il n’y a aucun lien entre la tourte et la tourtière. La tourtière est un contenant de métal dans lequel on cuisinait à l’époque un plat de viande, notamment de pigeonneaux. Ce plat portait le nom de tourte. Il n’est pas impossible toutefois que la tourte voyageuse se soit retrouvée un jour ou l’autre dans une… tourtière québécoise.

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