LA CARTE DU CRIME MONTRÉAL-NORD

« Où sont les filles à Montréal-Nord ? »

Cette question a longtemps taraudé Slim Hammami et ses travailleurs de rue du Café-Jeunesse multiculturel. Les filles étaient absentes de leurs activités. Et les rares qui osaient se présenter de temps à autre participaient de façon timide.

L’organisme communautaire œuvre notamment dans l’est du quartier. Ce secteur où la pauvreté est endémique porte le surnom peu flatteur de « Bronx ».

Ici, les filles viennent trop souvent gonfler les chiffres de sombres statistiques. En majorité, dans la colonne des victimes.

À Montréal-Nord, un crime grave sur deux est lié à la violence conjugale et intrafamiliale. Le quartier – deuxième dans notre palmarès de la criminalité – est aussi la capitale des agressions sexuelles dans l’île.

Et c’est sans compter les activités illicites des membres de gangs de rue – proxénétisme, trafic de drogue –, autour desquels gravitent beaucoup de filles.

« On a mis beaucoup d’efforts à rejoindre les gars. Nos activités – contre l’adhésion aux gangs, notamment – étaient remplies, mais les filles n’étaient nulle part. Il fallait trouver un moyen de les rejoindre. » 

— Slim Hammami, coordonnateur du service d’aide aux jeunes du Café

Ainsi, le Café a récemment mis sur pied un groupe réservé aux jeunes femmes. Elles avaient besoin d’un lieu d’échanges où elles n’auraient pas peur de se faire juger ni de se confier, indique Jessika Maharaj, travailleuse de rue de l’organisme.

Car le « Bronx » ressemble à un village. Avec ses bons et ses mauvais côtés. Ici, tout finit par se savoir.

« DEUX FOIS, BYE BYE »

Un jeudi soir de septembre dans les locaux du Café-Jeunesse, rue Salk. À la dizaine d’adolescentes et de jeunes femmes assises en cercle, Mme Maharaj montre une vidéo sur YouTube où l’on voit le joueur de football vedette américain Ray Rice frapper sa fiancée, qui tombe inconsciente dans l’ascenseur, puis la traîner hors de là sans ménagement.

La travailleuse de rue leur explique que la victime s’est plus tard portée à la défense de son mari. La discussion s’anime. Les jeunes femmes condamnent le geste, mais aussi la réaction de la victime. « J’aurais envie de la shaker pour la réveiller et la sortir de là », dit une jeune femme du groupe. D’autres sont d’accord.

Plus facile à dire qu’à faire, leur explique la jeune travailleuse de rue. 

« L’amour rend aveugle. Il y a plein de filles autour de nous à qui ça arrive. Ça peut nous arriver aussi. La violence conjugale est un cercle vicieux dur à briser. »

— Jessika Maharaj, travailleuse de rue

Une jeune femme lève la main timidement. « Ma meilleure amie m’avait toujours dit : "Si je reçois un coup, je fais mes valises." Mais là, son chum la bat, puis elle n’est pas capable de le quitter. Elle l’aime plus qu’elle s’aime, décrit-elle, d’un air découragé. On va m’appeler un jour pour me dire qu’elle est morte », poursuit-elle, au bord des larmes.

Les autres participantes l’encouragent à continuer de soutenir son amie. Mais sans se mettre trop de poids sur les épaules. La travailleuse de rue en profite pour parler d’un organisme du quartier qui vient en aide aux femmes battues.

« Je suis allée. Ça m’a beaucoup aidée, ajoute une autre jeune femme. L’amour peut virer au cauchemar », laisse-t-elle tomber, incapable de poursuivre.

Mme Maharaj conclut l’activité en leur demandant de répondre à la question : « En tant que femme, qu’est-ce que je suis prête à accepter dans une relation ? »

Les filles écrivent leur réponse de façon anonyme sur un bout de papier. « Si je me fais battre, c’est fini », écrit l’une d’elles. D’autres sont moins catégoriques : « Je veux qu’il me respecte et je pourrais lui laisser deux chances », ou encore « Une fois, ça passe. Deux fois, bye bye ».

ACTRICES DE CHANGEMENT SOCIAL

Ces soirées ne sont pas toujours aussi dramatiques. Elles sont aussi devenues une source de motivation pour les jeunes femmes pour réaliser leurs propres projets. À croire en leurs moyens et à s’impliquer pour améliorer les choses dans leur quartier.

Plusieurs d’entre elles planchent sur un projet de théâtre d’intervention. L’idée, c’est de jouer des scènes décrivant des problématiques sociales, puis de les rejouer en demandant au public de changer la fin.

Par exemple, un policier interpelle un jeune dans la rue, ce dernier perd patience, puis reçoit une contravention. La scène est jouée dans un parc devant des jeunes. On leur demande ensuite de la rejouer pour que ça se termine mieux.

« Sans ignorer les réalités du quartier, on en a assez de lire et d’entendre seulement des choses négatives sur Montréal-Nord », dit la travailleuse de rue de 26 ans. Les filles qui la considèrent comme leur grande sœur opinent de la tête. C’est dans cet esprit que certaines d’entre elles ont accepté d’être photographiées (voir onglet suivant).

Ces jeunes femmes brillantes et dégourdies aiment Montréal-Nord. Elles osent dire ce qui ne va pas. Et elles sont résolues à améliorer leur quartier. Du même coup, elles refusent d’être condamnées à gonfler des statistiques peu reluisantes.

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