La carte du crime Montréal-Nord

De « bums » à leaders

Un jeudi soir de septembre, à l’angle des rues Lapierre et Pascal, dans Montréal-Nord. Une quinzaine de jeunes hommes massés sur le trottoir parlent fort dans un mélange de créole, de français et d’anglais.

Ils portent de gros chandails à capuchon et de larges pantalons qui leur donnent un look « gangster ». Ils rient. Ils boivent de la bière.

« Est-ce qu’ils vous font peur ? », demande Beauvoir Jean à l’équipe de La Presse qui l’accompagne ce soir-là. Le travailleur de rue du Café-Jeunesse multiculturel n’attend pas notre réponse pour avancer vers eux.

« Quand tu ne les connais pas, tu penses qu’ils sont dangereux. Mais quand tu les connais, ils sont doux comme des agneaux », ajoute l’homme de 50 ans en distribuant les accolades au groupe de jeunes rassemblés sur le trottoir.

Beauvoir Jean et son collègue Roberson Berlus sillonnent chaque jour ce secteur défavorisé situé dans l’est du quartier surnommé le « Bronx ».

C’est ici que les émeutes ont éclaté, il y a six ans, à la suite de la mort du jeune Fredy Villanueva sous les balles d’un policier de Montréal.

Ces jeunes qui flânent devant le Coiffeur Tam-Tam ou le dépanneur Pascal ne vont plus à l’école. Ils sont sans emploi. Ils ont eu des démêlés avec la justice. Leur avenir paraîtrait sombre aux yeux de plusieurs.

Or, ce n’est pas ce que le Café-Jeunesse voit en eux.

« La société leur a fait perdre espoir. Nous, on est là pour leur redonner. »

— Beauvoir Jean, travailleur de rue du Café-Jeunesse muticulturel

Leur vie ressemble à celle décrite dans la chanson Montréal-Nord du rappeur Koriass. « J’ai aucun argent dans les poches mais du talent j’n’ai pour du 40/J’suis un diamant dans la garnotte the fucking diamond in the rough/J’ai le mot bum qui m’est collé dans la face/Comment décoller quand t’es pogné dans la crasse ».

Comme le chante le rappeur né dans le quartier, beaucoup de ces jeunes réclament aujourd’hui une seconde chance. Sauf que l’étiquette de criminel leur colle à la peau.

Convaincus de leur potentiel, les travailleurs de rue ont motivé ces jeunes à prouver à la société qu’elle avait tort. Ils ont formé un groupe baptisé les « Jeunes leaders ».

Chaque semaine, une dizaine de gars se réunissent dans un demi-sous-sol d’un complexe de HLM pour faire avancer leurs projets. Ils ont accepté de rencontrer La Presse, non sans conserver une certaine méfiance.

D’entrée de jeu, Marc-Arthur demande au photographe s’il est policier. Le photographe – un trentenaire au look propret – le rassure.

Le grand ado ne paraît pas convaincu par la réponse. « Avant, on faisait plein de trucs impulsifs. Dans les yeux des autres, c’était pas bien », explique-t-il.

« Ouais, on faisait fureur dans le quartier », ajoute Jean-Richard, 19 ans.

Sur le ton du grand frère, M. Berlus, surnommé « Bobby » par les jeunes, leur demande de cesser de parler en codes.

« On a tous eu des problèmes avec la justice, avec l’école, mais c’est derrière nous. Le Café-Jeunesse nous aide à ne pas gaspiller notre talent dans la rue. »

— Kenly, 21 ans

L’été dernier, le jour de la fête du drapeau haïtien, ces jeunes hommes – traités de nuisance par plusieurs résidants – ont organisé un gros BBQ qui a attiré pas moins de 900 personnes. À la Saint-Valentin, ils ont planifié une danse pour ados qui a aussi connu un grand succès. « On a tout fait nous-mêmes », se vante un autre jeune, Mazigh.

Au fil des projets, l’un s’est découvert une passion pour l’infographie. L’autre, pour la vidéo. « On le sait qu’on a du talent », dit Jean-Richard, plus ouvert qu’au début de l’entrevue.

CIBLÉS PAR LA POLICE

Ces gars – qui passent de grandes journées à flâner dehors – récoltent beaucoup de contraventions. Ils se sentent harcelés, persécutés. Parfois, le bouchon saute. Ils sont alors accusés au criminel.

« Les policiers savent comment nous provoquer. Et nous, on allait directement dans la cible », décrit Kooki, un autre jeune du groupe.

Les travailleurs de rue sont d’accord. « J’ai un jeune qui a reçu une contravention pour avoir fait du skate sur le trottoir. Le lendemain, il en a reçu une seconde parce qu’il faisait du skate dans la rue. Où veux-tu qu’il le fasse, son skate ? », demande M. Berlus.

Pour limiter les dégâts, le Café-Jeunesse leur a appris à interagir avec la police. Il leur a distribué des cartes à glisser dans leur portefeuille, qui précisent quoi faire « en cas d’interpellation ». Des travailleurs de rue les accompagnent aussi à la cour.

« Ici, les jeunes qui font des erreurs les paient plus cher qu’ailleurs. Dans un autre quartier, un jeune qui vole une barre de chocolat pour la première fois va se faire raccompagner chez ses parents par les policiers, décrit M. Berlus. Ici, ils vont l’amener au poste, ils vont prendre ses empreintes, il va avoir des travaux communautaires à faire. »

La clé pour les sortir de la rue, c’est l’emploi.

« La société leur dit de prendre le bon chemin, mais dès que les gars cognent aux portes des entreprises pour se faire embaucher, personne ne veut d’eux. C’est décourageant. »

— Roberson Berlus, travailleur de rue

L’un des « jeunes leaders », Kenly, s’est récemment exilé dans l’Ouest canadien pour apprendre un métier de la construction. Avec son casier judiciaire, le jeune homme n’arrivait pas à trouver un job à Montréal. Deux autres jeunes du quartier l’ont imité.

« C’est dur de devoir partir, mais on n’a pas d’avenir ici. Même si on marche droit, la police continue d’être sur notre dos », dit le jeune homme.

Son cas est loin d’être unique. Après avoir fait des « conneries » qu’il met sur le compte de son immaturité, Abdou, 23 ans, a obtenu un diplôme d’études professionnelles (DEP) en peinture aéronautique. Sauf qu’après son stage, l’entreprise en aéronautique ne lui a pas offert d’emploi en raison de son casier judiciaire.

Pour lui, c’est un retour à la case départ. « Dans le quartier, il n’y a pas de job, et ailleurs, quand les employeurs voient notre code postal, ils jettent notre CV à la poubelle », dit-il. Le jeune homme songe à se recycler dans la peinture automobile ou dans la livraison – des emplois moins payants. Pas question pour lui de baisser les bras. « Ici, madame, on n’est pas des fils à papa. On ne peut pas compter sur personne. »

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