RÉCIT

La vie en quatre défis

Quatorze ans à changer des couches, à faire des purées, à se lever la nuit, toutes les deux heures. Quatorze ans à s’occuper d’un bébé qui ne grandira jamais mentalement, même s’il a désormais le corps d’un adolescent. Les défis ? Immenses. Innombrables. Limite insurmontables. En voici quatre. 

1. Le poids

C’est tout bête. Et pourtant. C’est existentiel : le poids. Philippe pèse désormais 38 kg. Or, comme il ne peut évidemment pas bouger seul, se lever seul, encore moins aller aux toilettes seul, il faut le porter. Partout. Tout le temps. D’où les sorties de plus en plus limitées. Notamment l’hiver, sur les trottoirs enneigés. Diane Chênevert, sa mère, a le dos en compote. Et même si elle a fait installer des rails au plafond dans sa chambre pour pouvoir le lever avec un lève-personne, elle ne s’y résigne pas. « Dans ma tête, il n’est pas rendu là. Pour moi, c’est encore mon petit bébé, dit-elle. Parce que quand je ne vais plus être capable de le soulever et que je vais devoir le lever avec une machine, oui, ça va être un deuil de plus à faire. Il se détériore. On ne se le cachera pas… »

2. Le poids, bis

Tout est plus lourd, au sens propre comme figuré. « Ce qui était déjà difficile est devenu encore plus difficile. Tu t’aperçois de tout ça et tu te dis ouf, c’est pas mal plus difficile qu’on pensait ! », dit sa mère. Pour une simple sortie chez des amis, imaginez la motivation qu’il leur faut : préparer les purées, les médicaments, les serviettes pour éponger le plancher (à cause des grosses roues de son fauteuil, perpétuellement enneigées), alouette. On est loin du sac à couches du nouveau-né. « On se donne bien plus de coups de pied au derrière parce que sinon, on serait exclus… », fait valoir Sylvain Brosseau, le père. Et parfois, malgré toute leur bonne volonté, ils le sont. En témoigne le commentaire de cette dame, qui leur a lancé, dans une file pour aller ramasser un cornet de crème glacée : « Vous n’avez pas honte ? Nos enfants n’ont pas besoin d’être exposés à ÇA ! » « C’est très "rough", et je sais que ça ne va pas aller en s’améliorant… » 

3. La fatigue

« Je suis fatiguée, fatiguée chronique, avoue Diane Chênevert. Rappelez-vous comment vous étiez super fatigués avec votre nouveau-né. Eh bien ! la fatigue chronique, c’est ça. » Ça, multiplié par 14 années. À une certaine époque, elle buvait jusqu’à 14 cafés par jour. Aujourd’hui, elle est retombée à un, voire deux maximum. « Dans le fond, ça gobait mon énergie tellement ça m’énervait. J’ai commencé à boire des tisanes, de l’eau. Si je suis vraiment trop fatiguée, je me parle… » N’empêche que sa fragilité est palpable. Sa voix tremble et ses yeux mouillent rapidement quand elle parle de Philou, de sa maladie, ou de son avenir, surtout.

4. La vie de couple

S’il est difficile de savoir combien de couples avec enfants handicapés se séparent, une étude de l’Institut de la statistique du Québec confirme que les défis sont particulièrement élevés pour ces familles : 81 % des parents disent vivre un stress ou souffrir de dépression. Parmi les parents séparés, 77 % confirment que l’état de santé de leur enfant en a été la cause. « La moitié des couples se séparent de toute façon. Nous, ce qu’on a appris de cette aventure-là, c’est que ça réenligne tes valeurs, signale Sylvain Brosseau. L’arrivée de Philou nous a obligés à nous recentrer vers autre chose que notre carrière et notre nombril. » Si leur couple est toujours intact, poursuit-il, c’est aussi parce qu’ils ne sont pas une famille « typique » et ont nettement plus de moyens financiers que la moyenne. De toute évidence, la voiture adaptée, l’ascenseur dans la maison et l’aide ménagère allègent beaucoup leur quotidien.

« Et je m’excuse, mais la société offre zéro support. Quand tu n’as pas de moyens financiers, un enfant handicapé, c’est l’enfer… »

En chiffres

32 230 (ou 4 sur 100) : Nombre d’enfants handicapés de moins de 15 ans au Québec

De ce nombre, 18 070 (ou 1 sur 2) ont un handicap sévère.

Stress : 

55 % : Pourcentage des parents d’enfants handicapés qui disent que leurs journées sont assez ou extrêmement stressantes.

65 % : Pourcentage des parents d’enfants lourdement handicapés qui disent que leurs journées sont extrêmement stressantes.

Aide : 

51 % des parents d’enfants handicapés souhaiteraient que quelqu’un les aide à s’occuper de leur enfant.

Argent : 

15 % des familles ont connu des problèmes financiers à cause des problèmes de santé de leur enfant handicapé.

23 % des familles d’enfants lourdement handicapés ont connu des problèmes financiers à cause des problèmes de santé de leur enfant. 

Vie de couple : 

36 % des familles ont vécu des problèmes dans leur relation de couple. 

51 % des familles avec un enfant lourdement handicapé ont vécu des problèmes dans leur relation de couple.

Mères : 

Dans 68 % des familles, le travail de la mère est affecté par les incapacités de l’enfant.

Source : Vivre avec une incapacité au Québec, Institut de la statistique du Québec, 2010.

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