Dossier rentrée

Entre tradition et innovation

Comment sont formés les chefs qui travailleront derrière les fourneaux des grandes tables de demain? Les écoles de cuisine tentent d'offrir une formation qui évolue avec les attentes des étudiants et des restaurateurs, mais elles restent aussi très attachées aux classiques.

Alice Vanasse a aimé la plupart de ses cours et de ses enseignants en cuisine, à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ). Elle a toutefois trouvé la mentalité de l’école plutôt vieux jeu.

Son tatouage de calmar orné d’un rouleau à pâte et d’une toque de chef a été effacé à l’aide d’un logiciel de retouche d’images sur sa photo de promotion. Lauréate d’une bourse de la relève, elle a été empêchée par la direction de participer à sa remise de prix à cause de ses cheveux roses.

Mais ce qui l’a surtout agacée pendant sa formation en cuisine d’un an et demi, ce sont les cours figés dans le temps.

« Dans le diplôme d’études professionnelles, on nous impose de faire une dariole de pétoncles. Il n’y a plus personne qui fait ça, des flancs de pétoncles. C’est vieux, c’est old school, c’est drôle et c’est presque aussi pertinent que d’apprendre à faire l’écureuil au vin blanc de Jehane Benoit. »

— Alice Vanasse, qui a terminé son cours il y a cinq ans

C’est la même chose pour les légumes tournés qui sont coupés en sept faces égales. Alice est convaincue que cette technique aurait pu être enseignée plus rapidement au profit de tendances du moment. « Il n’y a plus beaucoup de restaurants qui servent des légumes comme ça parce que c’est long à faire et parce qu’il y a trop de pertes. J’ai tellement façonné de légumes tournés à l’école et je n’en ai jamais refait ailleurs sauf une fois, en blague, à la fin d’un service. »

Francis Lacroix, qui a terminé sa formation en cuisine l’année dernière à l’ITHQ, a aussi trouvé sa formation « décalée de la réalité ». « Le cours en hygiène et salubrité s’est échelonné sur quelque chose comme 15 cours alors que tout le monde avait compris après 3 h, explique-t-il. À l’inverse, le cours en science des aliments était trop court. On a à peine survolé le moléculaire et le sous-vide. »

Le finissant, qui compte plusieurs années d’expérience en cuisine, a trouvé que ses enseignants passaient beaucoup de temps sur des classiques vieillots, comme des sauces liées à la farine ou des roux, qu’on ne pratique presque plus dans les restaurants d’aujourd’hui. En même temps, il est conscient que les écoles de cuisine se doivent d’enseigner les bases et les classiques.

« C’est décalé, mais il faut faire attention parce que le traditionnel revient à la mode. Au Joe Beef par exemple, ils vont préparer la sole meunière, un classique de la cuisine française. J’avoue que c’est quand même difficile de trancher entre ce qui est pertinent et ce qui l’est moins. »

UNE LENTE MODERNISATION

Andrée Cloutier, directrice de l’École hôtelière des Laurentides, est convaincue que la réussite des futurs chefs passe par l’enseignement des bases et des classiques de la cuisine française. C’est en s’exerçant à ceux-ci que les élèves vont prendre de la vitesse et de la dextérité, ajoute-t-elle.

Même vision à l’ITHQ, qui désire former les meilleurs cuisiniers de la relève. En plus de miser sur les bases et les classiques, l’Institut oblige désormais ses élèves à suivre le programme de cuisine (diplôme d’études professionnelles) ainsi que celui de cuisine du marché (attestation de spécialisation). Depuis le trimestre qui a commencé à la fin du mois d’août, les recrues ne peuvent plus s’inscrire seulement à l’une ou l’autre des formations.

L’établissement n’a rien retiré de son cursus. Par contre, il y a fait des ajouts. Les légumineuses, les céréales et les produits laitiers seront abordés de façon plus approfondie. Aussi, les élèves rencontreront davantage de chefs et de producteurs locaux.

« Les interactions entre les élèves et les artisans, c’est quelque chose que l’on fait, mais on espère développer ce volet davantage, souligne Paul Caccia, directeur des communications de l’ITHQ. Soit que les producteurs viennent à l’Institut, soit qu’on déplace les élèves vers les producteurs. En plus, avec notre restaurant-école, nos élèves peuvent être de véritables ambassadeurs de nos produits locaux et de ce virage que l’on entreprend. »

DES ATTENTES IRRÉALISTES

L’école, donc, cherche à s’adapter aux changements. Or, avec les émissions de cuisine qui envahissent la télévision et les livres de recettes qui pullulent dans les librairies, les finissants en cuisine ont souvent une perception erronée de ce qui les attend sur le marché du travail. Et les restaurateurs ont, eux aussi, des attentes démesurées à l’endroit des nouveaux diplômés.

Selon un sondage mené par le Conseil québécois des ressources humaines en tourisme (CQRTH), 47 % d’entre eux trouvent que les finissants répondent peu ou pas du tout à leurs besoins.

Selon Isabelle Girard, directrice générale du CQRTH, les restaurateurs aimeraient que les élèves soient mieux formés pour gérer des équipes et, aussi, pour évaluer le coût de chaque assiette. Ils souhaiteraient également que les finissants soient plus rapides à exécuter les commandes qu’on leur demande dès leur sortie de l’école.

« Dans leurs rêves les plus fous, ils voudraient que les étudiants nouvellement diplômés soient efficaces comme un coup de feu à midi. Mais dans les faits, c’est impossible. La rapidité et la productivité, ça vient avec le temps et avec l’expérience », souligne-t-elle.

L’Association des restaurateurs du Québec (ARQ), qui a collaboré à cette enquête publiée il y a un an, est également d’avis que les restaurateurs ont trop souvent des attentes « irréalistes ». Selon François Meunier, vice-président aux affaires publiques et gouvernementales de l’ARQ, les restaurateurs ont le devoir d’aider la relève.

« La cuisine, c’est un apprentissage qui dure de nombreuses années. Chaque restaurant a ses pratiques, ses propres manières de faire, ses propres recettes. Ce n’est pas vrai qu’avec un DEP en cuisine, on sait tout et on connaît tout de chaque établissement. »

— François Meunier

La chef Marie-Chantal Lepage, qui travaille dans l’industrie de la restauration depuis plus de 36 ans, dit souvent qu’elle « déprogramme » les nouveaux diplômés lorsqu’ils sont embauchés dans son restaurant du Musée national des beaux-arts du Québec. Les jeunes sont bien formés, mais ils sont habitués de fréquenter l’école de jour, du lundi au vendredi, sans grande pression, précise-t-elle. Tout cela est bien loin de la réalité !

« Les techniques que les élèves apprennent à l’école sont correctes et ils doivent les apprendre. Mais quand ils arrivent en cuisine, on met tout ça à la poubelle et on recommence. Ils ont appris une manière de faire, mais on leur montre comment ça fonctionne dans notre établissement », explique-t-elle.

Michele Forgione est également d’avis que les restaurateurs ont une part de responsabilité dans la formation des nouveaux diplômés. Durant leur cursus scolaire, certains d’entre eux ne filètent un poisson qu’une seule fois. Il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils soient parfaits à cette tâche dès qu’ils sont embauchés ! s’exclame le copropriétaire des restaurants Impasto, Gema et Chez Tousignant.

« La relève qui est embauchée chez nous se retrouve en effet à faire tout ce que nos cuisiniers ne veulent pas faire, comme laver des épinards ou éplucher des pommes de terre. Mais en tant que chef propriétaire, je m’assure que le jeune fasse des trucs plus cool. Habituellement, quand on accueille un stagiaire, on s’assure qu’il a participé à des services plus intenses et qu’il a vu tous les plats », explique-t-il.

Ainsi, les jeunes acquièrent quelques clés pouvant les mener à un avenir prometteur.

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