Arrestation d’un journaliste à Gatineau

Une atteinte grave à la liberté de la presse

Le Service de police de la Ville de Gatineau (SPVG) a procédé hier à l’arrestation d’Antoine Trépanier, un journaliste de la Société Radio-Canada (SRC) qui agissait dans le cadre des ses fonctions. Le journaliste aurait été objet d’une plainte de harcèlement de la part d’Yvonne Dubé, une femme de la région d’Ottawa qui se serait présentée faussement comme avocate et qui aurait pratiquée illégalement le droit.

Police et liberté de la presse

D’après ma compréhension, les faits pertinents, rapportés par la SRC, sont les suivants. M. Trépanier faisait un reportage au sujet de l’exercice illégal de la profession d’avocate par Mme Dubé. Il a communiqué avec cette dernière le 12 mars afin de lui offrir – comme l’exige d’ailleurs le Code de déontologie des journalistes– l’occasion de s’exprimer à ce sujet. Ils se seraient parlé pendant 20 minutes et au cours de cet entretien, Mme Dubé aurait accepté de faire une entrevue devant la caméra le lendemain. Comme elle ne s’est pas présentée au rendez-vous, le journaliste l’a recontacté par courriel.

C’est à la suite de ces échanges que Mme Dubé aurait déposé une plainte de harcèlement à l’encontre de M. Trépanier auprès du SPVG (qui, rappelons le, s’était félicité il y a deux semaines d’avoir décerné une contravention à un citoyen qui avait marché sur la chaussée plutôt que sur le trottoir, alors que la SAAQ avait diffusé un communiqué de presse invitant les citoyens à ne pas marcher sur les trottoirs en raison du gel). Toujours selon la SRC, M. Trépanier aurait reçu dans la soirée du 13 mars un appel abracadabrantesque d’un policier du SPVG l’informant qu’il était en état d’arrestation et qu’il devait se présenter au poste de police. Aucune accusation criminelle n’a été portée contre M. Trépanier.

Dans un communiqué de presse, le SPVG affirmait qu’il considérait « comme primordiaux la liberté de la presse et le droit du public à une information de qualité, exacte et rigoureuse et complète. En aucun cas et dans aucune circonstance, le SPVG n’a eu l’intention de brimer un journaliste dans l’exercice de ses fonctions et de restreindre sa liberté de presse. » Et c’est là que le bât blesse !

Des pratiques inconstitutionnelles du SPVG

Rappelons d’entrée de jeu qu’une notion fondamentale du droit constitutionnel anglo-canadien est celle qu’il n’y a, au Québec ou au Canada, aucune obligation de collaborer ou de répondre aux questions des policiers. Aucune. C’est là un énoncé principiel fondamental de la Cour suprême du Canada, principe qu’elle a d’ailleurs réaffirmé dans l’arrêt Grant (2009). Il n’y a aucune obligation de fournir une déposition – que l’on soit suspect ou témoin – ou de dénoncer un acte criminel, sauf dans le cas d’activités terroristes ou de complot à l’encontre de Sa Majesté (les crimes les plus graves du droit criminel canadien).

Les policiers canadiens ne peuvent pas non plus – hormis les cas de flagrants délits – procéder à l’arrestation d’un individu sans avoir obtenu préalablement un mandat d’arrestation. Le mandat d’arrestation est décerné par un arbitre neutre et impartial, lequel doit apprécier les éléments factuels qui lui sont présentés. Il m’est difficile de concevoir qu’un mandat d’arrestation aurait été autorisé par un juge de paix dans les circonstances.

Ainsi, avant même de parler de la liberté de la presse, il nous faut conclure que les policiers ont manqué à deux obligations constitutionnelles fondamentales garanties par la Charte canadienne des droits et libertés : d’abord, ils ont contraints un individu à leur parler et, ensuite, ils ont procédé à son arrestation sans mandat et en l’absence d’une situation de flagrant délit.

Une atteinte fondamentale à la liberté journalistique

Ce qui est plus grave en l’espèce, en plus de violer deux fois la Charte, est le fait que M. Trépanier est un journaliste qui agissait dans le cadre de ses fonctions : une atteinte extrêmement grave à un autre droit constitutionnel fondamental : la liberté de la presse, et cela quoi qu’en dise le communiqué de presse du SPVG.

La gravité de l’infraction résulte de la considération de trois facteurs. D’abord, comme l’a affirmé la Cour suprême dans l’arrêt Fearon (2014), une fois le journaliste en état d’arrestation, les policiers sont autorisés à fouiller son ordiphone. Adieu la protection des sources journalistiques. Ensuite, bien que la Cour l’ait pourtant rappelé à de nombreuses reprises, ce n’est qu’en tout dernier recours que les policiers peuvent interférer avec les médias et les journalistes. Enfin, cette banalisation du droit – en procédant à l’interrogatoire ou à l’arrestation d’un journaliste sans enquête et sans avoir obtenu l’autorisation judiciaire – a un effet refroidissant et inacceptable sur le travail journalistique.

Il n’y pas si longtemps, à l’instar d’une pratique qui s’est généralisée dans les corps policiers québécois et canadien, le SPVG a congédié une policière en raison du fait qu’elle avait consulté les banques de renseignements criminels – et cela sans évaluer la gravité de la divulgation qui avait été faite – à des fins personnels. En l’espèce – compte tenu de la gravité des violations constitutionnelles en matière d’interrogatoire, d’arrestation et d’atteinte à la liberté de la presse – , il me semble que le SPVG devrait en faire tout autant pour le ou les policiers impliqués dans cette rocambolesque affaire.

* Alain-Robert Nadeau est l’auteur de plus de 20 ouvrages en droit constitutionnel et en droit policier, dont notamment Droit policier québécois, qui paraît chaque année. Il est aussi l’auteur principal du nouveau Code de déontologie des policiers de la GRC.

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