Les Franco- Ontariens sur le pied de guerre

Les récentes coupes du gouvernement de Doug Ford contre des institutions de la francophonie ontarienne ne passent pas. De passage à Queen’s Park, hier, François Legault a demandé un changement de cap. En vain. Une riposte se prépare à Toronto, où les Franco-Ontariens sont de plus en plus nombreux.

« La résignation n’est pas une option »

« Nous sommes sur le pied de guerre. La résignation n’est pas une option. »

Julien Geremie est sans appel. Représentant pour la région de Toronto à l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), il confirme ce qu’on entend (et lit sur les réseaux sociaux) depuis quelques jours. Les Franco-Ontariens sont mobilisés « dans un même combat » contre les coupes de Queen’s Park visant leurs institutions et leurs projets.

La semaine dernière, le gouvernement du premier ministre conservateur Doug Ford a annoncé que le développement de l’Université de l’Ontario français (UOF) et le Commissariat aux services en français de l’Ontario étaient supprimés. Dans un énoncé économique, ce choix a été justifié comme un exercice de rigueur dans un contexte budgétaire déficitaire.

« On l’avait vu il y a quelques années. Dès qu’il y a une menace, les gens sont prêts à se tendre la main et à se rassembler. On va se battre pour nos droits. »

—Julien Geremie, de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario, en entrevue avec La Presse

Cet appel à la mobilisation résonne ces jours-ci dans la Ville Reine. À Toronto, contrairement à d’autres communautés culturelles, les francophones n’ont pas de quartier dédié. Leurs institutions sont éparpillées aux quatre coins de la métropole, tout comme leur communauté. 

Aujourd’hui, la région de Toronto représente l’un des principaux foyers francophones en Ontario.

« C’est sûr que la création d’une université francophone, ça aurait permis d’ancrer la francophonie dans un pôle physique où se rassembler », conçoit Dominic Mailloux, président du Club canadien de Toronto, important regroupement d’affaires francophone.

Le Club, normalement allergique aux prises de position politiques, fait en partie exception ces jours-ci. Le projet d’une université francophone à Toronto lui plaisait beaucoup. Les membres du groupe ne comprennent pas pourquoi le gouvernement Ford a choisi de sabrer son budget de mise sur pied.

« Nous voyons d’un bon œil ce projet parce qu’il permet d’ancrer de façon concrète un pôle de création et d’innovation francophones à Toronto. Le projet a le potentiel de créer beaucoup d’activité économique et serait une passerelle entre la jeunesse et le milieu d’affaires », affirme M. Mailloux, « déçu » du choix du gouvernement Ford.

Un appel à la mobilisation

En plein cœur du quartier financier, le directeur artistique du Théâtre français de Toronto, Joël Beddows, fulmine à son tour. Son institution, qui doit toujours louer une salle malgré son importante programmation, aurait pu s’ancrer avec une véritable adresse grâce à l’Université de l’Ontario français.

« Je refuse de dire que ce projet est annulé. C’est retardé. C’est tellement illogique et impensable qu’il y ait trois universités de langue anglaise au Québec et qu’on n’ait aucune université francophone à Toronto. »

— Joël Beddows, du Théâtre français de Toronto

Julien Geremie, de l’AFO, abonde en ce sens.

« Ce dont on a besoin, c’est d’une mobilisation à l’égard du rétablissement d’un esprit francophone national au Canada, où les Québécois vont supporter notre cause parce qu’ils reconnaissent que nous sommes des gens comme eux », ajoute-t-il.

De passage à Toronto, hier, le premier ministre du Québec, François Legault, a demandé à son homologue ontarien de revoir sa décision de mettre un terme au projet universitaire francophone et d’abroger le poste de commissaire aux services en français. Il a reçu une fin de non-recevoir (voir onglet suivant).

« On n’est pas en train de mourir »

Julien Geremie n’en peut plus de la croyance que les francophones hors Québec sont « en train de mourir et d’attendre l’assimilation ».

« C’est faux ! On a des projets ! D’énormes projets ! Nous sommes impliqués ici dans tous les aspects de la croissance de l’Ontario », martèle-t-il.

Normand Labrie, recteur par intérim de l’UOF, ne saurait mieux dire. Son institution, qui existe bel et bien, même si ses fonds de lancement ont été coupés, préparait ces jours-ci son futur cursus académique. Son objectif était de repenser la façon de faire de l’éducation postsecondaire dans la Ville Reine.

« On a eu environ 3,5 millions jusqu’à maintenant sur un budget de 8 millions qui était investi pour notre première année d’existence. Nous n’aurons pas le reste du financement », dit celui qui dirige une équipe d’une dizaine de personnes travaillant à temps plein sur le projet.

Davantage portée sur les stages, l’interdisciplinarité et l’innovation, de concert avec les forces économiques régionales, l’UOF voyait grand. Ses administrateurs cherchaient un lieu temporaire où s’installer en ville, le temps d’avoir une adresse permanente.

La promotion d’une culture

L’actuel commissaire aux services en français de l’Ontario, Me François Boileau, est aussi sous le choc. La semaine dernière, il a appris que son poste était aboli et que ses employés seraient transférés au bureau de l’ombudsman. Le tout moins de 30 minutes avant que le gouvernement Ford en fasse l’annonce.

« C’est dur, mais on va rester digne », dit-il lorsqu’on lui demande comment il a pris le coup.

En après-midi, hier, la ministre déléguée aux Affaires francophones et procureure générale de l’Ontario, Caroline Mulroney, réitérait que les Franco-Ontariens ne perdraient pas en services avec l’abolition du commissariat. Le bureau de l’ombudsman, a-t-elle dit, serait désormais responsable de recueillir les plaintes.

« Mais le rôle du commissaire n’est pas que de recueillir les plaintes, comme le fait l’ombudsman. C’est aussi de s’assurer que la population francophone soit préservée pour les générations à venir », rétorque Me Boileau, qui trouve les explications de Mme Mulroney bien réductrices.

Quand la partisanerie embarque

Toronto est à plus de 400 kilomètres d’Ottawa, mais les débats à la Chambre des communes entourant les coupes dans la francophonie ontarienne trouvent écho ces jours-ci dans la Ville Reine (voir quatrième onglet).

Mélanie Joly, ministre des Langues officielles et de la Francophonie, qui a critiqué ces derniers jours le gouvernement Ford pour ses décisions, inquiète toutefois certains leaders. Ils craignent que la partisanerie politique envenime la crise et les éloigne d’une solution.

« Si Mélanie Joly est une alliée, tant mieux ! Mais ce n’est pas elle qui va porter notre discours », soutient Joël Beddows, du Théâtre français de Toronto.

« Nous allons porter notre discours nous-mêmes. Nous serons maîtres chez nous ! Je ne sens aucun désir chez les Franco-Ontariens de léguer notre lutte à qui que ce soit. [Mais] c’est le moment pour les gens qui ont le français à cœur de le dire haut et fort », poursuit-il.

« N’importe quel geste qui remet en question [le fait français] ne doit pas être toléré », lance-t-il enfin d’un ton qui appelle à la mobilisation.

François Legault fait pression sur Doug Ford

Pour sa première rencontre avec Doug Ford, hier, François Legault voulait parler d’économie et lui vendre « un deal qu’il ne pourrait pas refuser » en matière d’hydroélectricité. Or, la crise linguistique qui frappe l’Ontario a rapidement rattrapé le nouveau premier ministre de la seule province unilingue française au pays.

« J’ai fait valoir ma déception. J’ai aussi fait valoir à M. Ford que je n’avais pas aimé que l’on compare les francophones avec les Chinois ou les autres cultures. On est un des deux peuples fondateurs du Canada, on doit s’attendre à ce que les services soient donnés », a dit M. Legault, hier, talonné de questions par la presse parlementaire ontarienne à Queen’s Park.

Se présentant comme un « nationaliste » au Québec, le premier ministre québécois a demandé à son homologue ontarien de revoir sa décision d’abroger le poste de commissaire aux services en français et de mettre fin au projet d’une université francophone à Toronto.

« Pour l’instant, il n’est pas ouvert à ça », a toutefois rapporté M. Legault après sa rencontre, lors de laquelle les deux hommes se sont entendus pour augmenter les échanges commerciaux entre les deux provinces (voir la section Affaires).

« Ce qu’il m’a dit, c’est qu’il y avait des enjeux d’équilibre budgétaire et qu’il y avait déjà des services donnés dans certains collèges et universités en français. […] Ça n’envoie pas un bon message aux francophones [du Canada], mais ce n’est pas ma décision. »

— François Legault

Le premier ministre ontarien Doug Ford n’a accordé aucune entrevue à la presse parlementaire qui accompagnait M. Legault à Toronto.

« Nous sommes tous les deux des hommes d’affaires et nous comprenons comment gérer des entreprises. C’est l’approche que nous souhaitons apporter à la gouvernance de nos deux provinces », a souligné M. Ford dans le cadre d’un bref échange entre les deux premiers ministres où les médias étaient conviés.

Le brasier linguistique se répand aux communes

OTTAWA — Le brasier linguistique qu’a déclenché le gouvernement de Doug Ford en sabrant les services en français en Ontario, la semaine dernière, s’est répandu jusqu’à la Chambre des communes hier : les libéraux de Justin Trudeau et les conservateurs d’Andrew Scheer se sont crêpé le chignon toute la journée sur le rôle qu’Ottawa doit jouer pour protéger les droits des minorités, empêchant du coup l’adoption d’une motion de soutien aux Franco-Ontariens qui se mobilisent pour défendre leurs institutions.

À l’issue d’une période de questions houleuse, les libéraux ont proposé d’adopter une motion qui dénonce « sans équivoque » la décision du gouvernement Ford de mettre la hache dans le projet de création de l’Université de l’Ontario français, alors qu’il était sur le point d’aboutir, et d’abolir le Commissariat aux services en français créé il y a huit ans.

Soucieux de ménager la chèvre et le chou, les conservateurs ont refusé d’accorder leur appui à une telle motion parce qu’elle avait pour effet de critiquer la décision d’un gouvernement provincial et d’écorcher un allié conservateur à 11 mois des prochaines élections fédérales.

Le député conservateur Alain Rayes, lieutenant d’Andrew Scheer au Québec, s’est immédiatement levé par la suite afin de proposer une autre motion dans l’espoir de rallier tous les députés, mais en vain.

La motion conservatrice visait à faire en sorte « que la Chambre exprime son soutien aux Franco-Ontariens et aux autres communautés de langues officielles en situation minoritaire partout au Canada » et qu’elle réitère son « soutien au bilinguisme officiel du Canada comme étant une force et un atout devant être chéri et protégé ». Mais du même souffle, les conservateurs désiraient aussi que la Chambre « reconnaisse et respecte les droits et les responsabilités des gouvernements provinciaux et territoriaux de légiférer dans leurs domaines de compétence ».

La motion conservatrice demandait également au gouvernement Trudeau de présenter dans un délai de 30 jours « un plan précisant les mesures que son gouvernement va prendre, dans ses domaines de compétence, pour assurer les services aux francophones en position de minorité ».

Les libéraux ont refusé à leur tour de donner leur consentement. Résultat : les élus de la Chambre des communes n’ont pu s’entendre sur le message qu’ils souhaitent envoyer au gouvernement Ford, qui vient de relancer le débat sur les droits des minorités linguistiques au pays.

« inacceptable », selon Joly

En mode attaque depuis l’annonce de ces coupes, la ministre du Tourisme Mélanie Joly, qui est aussi responsable des langues officielles, a de nouveau vertement critiqué le refus du chef conservateur Andrew Scheer de dénoncer les mesures du gouvernement Ford, qui font la manchette depuis trois jours au Québec, où les conservateurs tenteront de faire des gains au prochain scrutin fédéral.

« La décision du gouvernement Ford est inacceptable. Et je pense qu’en tant que Parlement fédéral, tous partis confondus, on doit s’assurer de lancer un message », a affirmé la ministre Joly en mêlée de presse. « Je demande au chef conservateur de parler à son patron, Doug Ford, en Ontario, et de faire reculer le gouvernement conservateur », a-t-elle aussi affirmé aux Communes, promettant de soutenir les Franco-Ontariens dans leur nouvelle lutte.

Le député conservateur Alain Rayes a pour sa part accusé la ministre Joly de se livrer à « des jeux politiques » à des fins partisanes, soulignant que M. Scheer avait déjà exprimé ses inquiétudes à Doug Ford sur ce sujet durant une rencontre à Toronto en fin de semaine.

« À ce que je sache, le premier ministre Justin Trudeau et la ministre Joly n’ont pas encore parlé directement à leurs homologues provinciaux. Alors avant de faire de la petite partisanerie, comme ils font présentement, qu’ils prennent le téléphone, qu’ils prennent leurs voitures, qu’ils aillent s’asseoir [avec eux] comme l’a fait François Legault, le premier ministre du Québec », a-t-il dit en point de presse.

« de la politicaillerie », dit Scheer

En tournée en Colombie-Britannique, M. Scheer a tenté de riposter aux attaques des libéraux, les accusant aussi de « faire de la politicaillerie avec le bilinguisme officiel ».

« J’ai toujours soutenu et je soutiendrai toujours le bilinguisme officiel. Je crois que c’est un immense atout pour notre pays et une chose que le gouvernement fédéral devrait activement chérir et protéger. J’ai suivi des cours d’immersion en français quand j’étais étudiant à Ottawa et, comme des millions d’autres Canadiens, je bénéficie grandement de cette formation. »

Il a toutefois tenu à réitérer que son parti croit au principe de l’autonomie des provinces. « Les gouvernements provinciaux doivent pouvoir prendre des décisions budgétaires sur les questions relevant de leurs compétences et, en tant que premier ministre, je ne m’ingérerais pas dans ces décisions », a-t-il dit.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.