Chronique

Pour en finir avec l’analphabétisme médiatique

Le paradoxe est flagrant. Alors que l’on s’est précipité pour rendre obligatoire un cours d’éducation financière, l’éducation aux médias continue d’être négligée par nos politiques publiques. À l’ère des fausses nouvelles, il y a pourtant urgence de lutter contre l’analphabétisme médiatique.

Partout au Québec, on trouve des professeurs passionnés qui intègrent l’éducation aux médias dans leurs cours. Des gens comme Jacques Provost, professeur de science politique au cégep Édouard-Montpetit, qui en font une priorité. « Pour moi, il s’agit d’un des apprentissages les plus utiles », disait-il, au moment où nous avons lancé l’idée du dossier (voir l’écran 2) que nous vous présentons aujourd’hui.

Comme bien des enseignants, Jacques Provost est très préoccupé par le fait que de nombreux élèves, même en sciences sociales, ignorent d’où viennent les nouvelles qu’ils lisent, ne connaissent rien ou très peu de choses des grands médias, sont incapables de distinguer un texte d’opinion d’une nouvelle… Comment être un citoyen éclairé, si on ne sait pas lire et interpréter les informations que l’on ingère et en évaluer la crédibilité ?

Le programme de formation de l’école québécoise inclut déjà des composantes en éducation aux médias du préscolaire à la fin du secondaire. Le hic, c’est que les enseignants, déjà surchargés, ne reçoivent ni l’encadrement, ni la formation, ni les moyens pour faire de l’éducation aux médias de manière appropriée.

« Sur papier, on fait très bien. Dans la réalité, on ne fait pas très bien », observe Normand Landry, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éducation aux médias et droits humains et professeur à la TÉLUQ.

« On a des politiques publiques qui, étonnamment, négligent un domaine qui est absolument essentiel pour la vie en société, pour l’exercice de la citoyenneté, mais aussi pour le sain développement individuel des gens. » — Normand Landry

Une erreur fondamentale dans le système québécois, c’est d’avoir fait de l’éducation aux médias une compétence transversale, note Normand Landry. « Quand c’est la responsabilité de tout le monde, ce n’est la responsabilité de personne. » S’il se fait des projets magnifiques dans bien des écoles du Québec, il s’agit le plus souvent d’initiatives personnelles de professeurs zélés qui y travaillent soir et week-end, plutôt que le fruit d’obligations institutionnelles. On constate aussi que les inégalités qu’on retrouve en société se reproduisent dans le domaine de l’éducation aux médias. Dans les milieux favorisés, les projets se multiplient. Dans les milieux défavorisés, il s’en fait aussi, mais on comprendra que les enseignants, à qui on demande sans cesse d’en faire plus avec moins, ont généralement d’autres chats à fouetter et se concentrent sur ce qui est évalué dans le bulletin.

Pour que les enseignements soient efficaces et que tous puissent en bénéficier, cela prendrait un ancrage disciplinaire. En Ontario, l’éducation aux médias fait partie intégrante du cours d’anglais. Dans le curriculum scolaire, on y accorde autant d’importance qu’aux compétences dites « traditionnelles » en langue (communication orale, lecture et écriture), souligne Normand Landry, qui cosigne un ouvrage sur le sujet*.

Le Québec aurait avantage à s’inspirer du modèle ontarien. On pourrait ainsi inclure l’éducation aux médias de façon systématique dans les cours de français, par exemple, en s’assurant de donner aux enseignants le temps et le soutien nécessaire pour y arriver.

Pour l’heure, cela ne semble pas être une priorité pour le ministre Sébastien Proulx. Mes questions précises à ce sujet sont restées sans réponse. « Les élèves québécois sont appelés à intégrer des notions de citoyenneté dans le cadre du cours d’histoire de 3e et 4e secondaire », m’a-t-on répondu, en précisant que ces notions peuvent permettre aux élèves de mieux comprendre et analyser ce qui est véhiculé dans les médias. Voilà qui est fort bien. Mais ça ne remplace pas l’éducation aux médias à proprement parler.

Pourquoi est-ce si important ? Parce que lorsqu’on parle d’éducation aux médias, on ne parle pas d’une nouvelle mode liée au gadget numérique du moment. On parle d’abord et avant tout d’esprit critique. On parle de la capacité de poser un regard éclairé sur les représentations médiatiques, de réfléchir à la façon dont elles sont construites et consommées. Ces compétences sont intimement liées à un certain nombre de droits de la personne fondamentaux. Le droit à la liberté d’expression, le droit à la vie privée, le droit à l’honneur et à la réputation…

Le bon vieux Montaigne disait qu’il valait mieux avoir une « tête bien faite » qu’une « tête bien pleine ». C’était au XVIe siècle, bien avant l’ère numérique qui, en un clic, nourrit nos esprits du meilleur comme du pire, des enquêtes sérieuses aux thèses complotistes en passant par d’innombrables vidéos de chats… N’empêche que ce parti pris pour la pensée critique est plus pertinent que jamais.

(*) L’éducation aux médias à l’ère numérique. Sous la direction de Normand Landry et Anne-Sophie Letellier. Les Presses de l’Université de Montréal, 2016.

Une heureuse initiative

Le ministère de l’Éducation vient d’attribuer une subvention de 19 000 $ à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec afin de sensibiliser les élèves du deuxième cycle du secondaire aux fausses nouvelles. Le projet, modeste et encore embryonnaire, proposé par l’ex-patronne du service de l’information de Radio-Canada Line Pagé, consiste à créer un site internet de référence sur le sujet et à envoyer des journalistes bénévoles dans des écoles partout au Québec afin d’y donner des conférences. Ces conférences prendraient la forme d’un petit cours d’autodéfense contre les fausses nouvelles qui aborderait les fondements du travail journalistique et la vérification des sources. Le projet, qui ne vise pas à se substituer à un vrai cours d’éducation aux médias au secondaire, devrait être lancé à l’automne 2017.

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