LIVRE LA TRAVERSÉE DU COLBERT

Dans le coin du balcon, un micro...

Le temps pluvieux de la matinée a fait place au soleil. Pourtant, il y a toujours de l’orage dans l’air.

En fait, plus les heures passent, plus l’atmosphère devient surchargée autour de l’hôtel de ville de Montréal. Sur la façade de l’édifice de la rue Notre-Dame, autour des hautes portes, aux fenêtres comme sur le balcon surmonté d’une horloge, des travailleurs apportent les dernières touches aux décorations. L’immeuble est noyé dans une mer de bleu, de blanc et de rouge.

À l’arrière, sur la terrasse surplombant le Champ-de-Mars, d’autres employés s’affairent à installer une estrade et des rangées de chaises pour quelques centaines d’invités. Autour d’eux s’agitent des techniciens des réseaux de radio et de télévision, des journalistes, des policiers et des agents de sécurité.

L’air soucieux, Jean Drapeau va et vient entre les étages. Depuis la veille, le maire voit à tous les détails. Il s’assure que tout est impeccable. Il fait retirer la marquise au-dessus de l’escalier central. Après tout, il ne pleut plus ; aussi bien enlever cet obstacle du champ de vision des spectateurs, qu’on attend nombreux.

En arpentant le deuxième étage, Drapeau aperçoit, à deux pas du balcon, un fil relié à un micro installé à l’extérieur. Sa surprise fait vite place à une certaine inquiétude.

« Peut-on enlever ce micro ? demande-t-il. Le général ne parlera pas au balcon. »

Le général, c’est Charles de Gaulle. Le président de la République française est arrivé la veille à Québec pour une visite officielle dans le cadre du centenaire de la Confédération canadienne et de l’Exposition universelle de Montréal.

Dans le programme négocié avec les représentants de la France au Canada, il est prévu qu’en ce lundi 24 juillet 1967, le général de Gaulle apparaîtra au balcon de l’hôtel de ville de la métropole, saluera brièvement la foule et retournera à l’intérieur pour se rendre sur la terrasse à l’arrière. Là, et seulement là, il fera un discours aux élites montréalaise et québécoise rassemblées pour l’occasion.

Au fil des heures, de simples citoyens, caméra en bandoulière, transistor collé à l’oreille ou pancarte à la main, se rassemblent autour de l’hôtel de ville. Ils forment bientôt une foule de plus en plus bruyante, fébrile, agitée.

C’est qu’elle sait, cette foule, ce qui se passe le long du chemin du Roy, route ancestrale entre Québec et Montréal sur la rive nord du Saint-Laurent. Elle sait que de Gaulle, accompagné du premier ministre Daniel Johnson, remonte actuellement ce chemin, en limousine, depuis la capitale québécoise.

Elle sait que de Gaulle, débarqué la veille du croiseur Colbert qui l’a conduit de Brest à Québec, enchaîne au fil de ses haltes dans les vieilles bourgades de la route 2 les déclarations enflammées.

Elle sait déjà, cette foule, que de Gaulle harangue les Canadiens français. Il leur parle d’émancipation. 

Il leur dit qu’il est légitime qu’ils prennent leur place. Il les félicite de leurs progrès économiques, industriels, culturels. Il leur parle de la valeur de leur langue, de leur avenir prometteur. Il les convainc qu’ils sont capables de grandes choses. Et il leur dit aussi que la France les aime et qu’elle est prête à les accompagner dans cette longue marche.

Elle sait déjà, cette foule, que plus le cortège s’approche de Montréal, plus le général soulève l’enthousiasme et plus les gens se massent sur son passage, agitant le drapeau du Québec, le tricolore français et des pancartes marquées de slogans nationalistes.

Drapeau aussi sait ce qui se passe. Il sait combien la province est en liesse. Lui qui a fait installer des drapeaux du Canada avec ceux du Québec, de la France et de Montréal devant l’hôtel de ville sait qu’à Québec, les gens ont chanté La Marseillaise et hué le God Save the Queen lorsque de Gaulle a posé le pied sur le quai de l’anse au Foulon. Il sait que Charles de Gaulle est en mode séduction et que ses mots pénètrent le cœur des gens.

Et il n’aime pas ça.

Certes, le maire souhaite au président, qu’il connaît et qu’il admire, l’accueil le plus chaleureux possible. N’a-t-il pas lui-même invité les Montréalais à manifester leur joie, à pavoiser leur maison et à l’accueillir en nombre ?

Toutefois, sachant que le personnage est connu pour ne pas avoir la langue dans sa poche et pour savoir créer l’événement, Drapeau ne veut surtout pas qu’un débordement mène à un incident.

Déjà que la veille, au Château Frontenac, de Gaulle a parlé des Canadiens français comme d’un peuple qui « veut disposer de lui-même et prendre en mains ses destinées ».

Raison de plus pour faire en sorte que ce président plus grand que nature reste coi au balcon de « son » hôtel de ville…

Le temps a filé. La clameur s’amplifie. Il est maintenant 19 h 30 et le cortège s’apprête à s’immobiliser devant le grand édifice de la rue Notre-Dame. Drapeau et son épouse, Marie-Claire Boucher, attendent sur les marches de l’escalier. La fanfare des pompiers prend position. Partout autour, des milliers de gens s’agitent. Les policiers, débordés, essaient de garder le sourire et de contenir les excès.

Les voitures arrivent enfin. De Gaulle descend. Il serre la main du maire et de quelques dignitaires. Le président et sa femme, Yvonne, saluent les gens sous des décibels de cris et de hourras. Ils montent quelques marches, se retournent, saluent à nouveau et entrent dans l’hôtel de ville.

Quelques minutes plus tard, le général se présente au balcon. Nouvelle ovation. On frôle le délire. De Gaulle s’avance, lève les bras. La foule, en liesse, répond à son salut.

Jean Drapeau tente de réfréner son impatience. Il a hâte de passer à l’étape suivante. Il a hâte que ses invités et lui rentrent et se rendent sur la terrasse.

Mais Charles de Gaulle n’en a cure. Il continue longuement à saluer les gens.

Dans le coin du balcon, à sa gauche, le micro est encore là…

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