Opinion Pascale Navarro

Jours de colère

Le 11 octobre 1991, l’avocate Anita Hill livrait au Sénat américain un témoignage frappant, dénonçant le harcèlement sexuel qu’elle subissait de la part du juge Clarence Thomas (toujours en fonction à la Cour suprême des États-Unis). Je me souviens de cette affaire qui défrayait la chronique partout dans le monde, ou presque. 

Ce qui m’avait impressionnée, c’était le calme de Hill devant ce panel entièrement masculin et la séance d’humiliation qu’elle a subie. Vingt-sept ans plus tard, Christine Blasey Ford, présente pour témoigner de l’amoralité d’un futur juge, était aussi posée, la voix douce, essayant de contenir la charge émotive de ses propos. Sa voix tressaillait. 

Mais il lui fallait, comme toutes les femmes qui dénoncent, s’imposer le calme, le contrôle. Pourquoi au juste ? Parce qu’il faut rester « crédible ». Le moindre signe de colère et elles perdraient toute légitimité. Une légitimité qu’a pourtant conservée le juge Kavanaugh, malgré ses diatribes et sa hargne, et qui l’a mené à la Cour suprême des États-Unis. 

Force vive 

Pourtant, l’assignation au silence quand on a été agressée, harcelée, humiliée – le lot de beaucoup de femmes – a tout pour nourrir la fureur.

Or au lieu de cacher cette juste colère, voilà que nous commençons à tabler sur elle.

Une libération qui balbutie, mais qui porte des noms avec les mouvements #moiaussi #agressionnondénoncée #whyididntreport. Dans leur sillage, ceux-ci ont produit un nombre impressionnant d’essais, de textes et de manifestes qui placent la colère au premier plan. 

C’est au Québec qu’est paru le collectif Libérer la colère (en mars 2018 aux Éditions du remue-ménage), dans lequel des femmes de tous âges parlent de ce « calme » prescrit par la socialisation des femmes, et qu’elles se sont toujours elles-mêmes imposé pour réussir à « faire leur vie ». Mais désormais, il n’est plus possible de rester calme.

Si l’écrivaine Hélène Pedneault, grande experte de la colère féminine, était encore parmi nous, elle célébrerait cette délivrance. Voici ce qu’elle écrivait en 1999 : « Je donne des cours de colère, parfois, mais seulement aux femmes. Sauf exception, elles ne sont pas des élèves très douées. […] Même le mot les terrorise comme si elles entendaient "explosion nucléaire". Elles la connaissent bien pourtant, mais elles préfèrent la garder en elles de peur que quelqu’un ne meure autour d’elles si elles l’expriment. » (Apologie de la colère des femmes) Si bien dit…

Des flots de mots Libérer la colère a été précurseur, si tant est que cela soit important, d’autres essais états-uniens qui sortent en bloc cet automne : de l’écrivaine Soraya Chemaly Rage Becomes Her – The Power of Women’s Anger ; de la journaliste et auteure Rebecca Traister Good and Mad – The Revolutionary Power of Women’s Anger, et Fed Up – Emotional Labor, Women and the Way Forward de la journaliste Gemma Hartley, pour ne nommer qu’eux. Ces livres expliquent et louangent le pouvoir politique de la colère. Et si l’on en juge par le nombre grandissant de candidates aux élections américaines de mi-mandat, elle ne fait plus peur aux femmes. Révoltées, indignées, mobilisées contre une présidence anti-femmes, elles ont été 60 % de plus qu’en 2012 à se porter candidates et elles seront 262 à se présenter aux élections le 6 novembre (contre 183 il y a deux ans). 

Ne plus négocier 

La colère naît au moment où vous réalisez que, parce que vous êtes une fille, il faudra faire attention : à vos gestes, vos regards, vos vêtements, vos paroles, vos idées, vos fréquentations, vos sous-entendus (vous ne « sous-entendiez » rien, mais vous commencez à douter de vous, voilà la mécanique à l’œuvre). Et vous grandissez, devenez adulte, vivez une vie amoureuse et professionnelle, avec toutes ces serrures verrouillées, derrière lesquelles votre colère gronde. 

Comment ne pas ressentir de peine quand on songe au nombre infini de femmes classées dans la catégorie des folles, dépressives, hystériques, parce qu’elles ne pouvaient pas exprimer le millième de cette colère qui les étouffait, ou parce qu’elles ne se résignaient pas à la contenir ? 

Pendant ces siècles de refoulement, les femmes n’ont pas pris part aux décisions politiques qui les concernaient. Elles les ont subies.

Elles ont négocié leur présence en offrant leur silence. Elles sont devenues des expertes de la négociation. Se taire pour pouvoir travailler, pour pouvoir marcher tranquille dans la rue, pour réussir à, quand même, s’accomplir. À quel prix ? 

Mais les temps changent et elles sont nombreuses aujourd’hui à ne plus vouloir négocier. À revendiquer leur féminité non conformiste, leur dissidence. À dénoncer les agressions et à confronter le monde pour exprimer leur refus de se soumettre. À sortir du moule féminin traditionnel en envoyant paître les trolls virtuels ou en chair qui leur empoisonnent la vie. 

Qu’elles soient racisées, marginales, autochtones ou blanches, toutes les femmes sont un peu plus libérées chaque fois que l’une d’entre elles exprime sa colère. 

Je souhaite que ce ne soit qu’un début.

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