Grande entrevue Gabrielle Boulianne-Tremblay

Une femme est une femme est une… trans

Gabrielle Boulianne-Tremblay avait oublié son NIP. Son compte en banque était bloqué. Impossible de faire des transactions sur le Net. Gabrielle a donc appelé à la caisse populaire de son quartier pour rétablir son compte. Elle a répondu à toutes les questions, y compris celle sur son prénom de garçon. Elle a expliqué qu’elle était en transition. La dame ne l’a pas crue ou n’a pas compris. Pourriez-vous, s’il vous plaît, vous présenter en personne, lui a-t-elle dit.

Gabrielle s’est donc présentée à la Caisse, impeccablement maquillée, avec ses longs cheveux châtains, son corps de liane et ses traits doux et féminins. Une dame a consulté sa carte d’assurance maladie et a constaté qu’il y avait un problème.

« Tu es très féminine mais tu as un nom de garçon, je ne sais pas quoi faire », lui a dit la femme. Gabrielle a répété son boniment : « Je suis une fille trans, j’ai entrepris ma transition à 21 ans, j’attendais que la loi passe pour faire mon changement d’identité. D’ici quelques mois, cela va être réglé. En attendant, j’aimerais avoir accès à mon compte en banque. Est-ce trop demander ? » Le compte de Gabrielle a été bloqué pendant deux ou trois semaines. La caisse a fini par s’excuser, mais le mal était fait.

La première fois que j’ai vu Gabrielle Boulianne-Tremblay, c’était sur grand écran au cinéma. Gabrielle est l'un des quatre personnages principaux du film de Simon Lavoie et de Mathieu Denis, Ceux qui font la révolution à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau qui a gagné le prix du meilleur film canadien en septembre au Festival du film de Toronto.

Dans une scène saisissante, Gabrielle récite un long monologue tout en dansant nue. On ne voit pas tout de suite son sexe, seulement son corps menu et son visage qui ressemble à celui d’une jeune Arielle Dombasle. Et puis subitement, elle se retourne et le spectateur découvre que cette jeune femme, féminine jusqu’au bout des ongles, a un pénis entre les jambes.

On pense immédiatement au mythique film des années 90, The Crying Game, à la nuance que Jaye Davidson n’était pas un vrai trans, Gabrielle, oui. Mais pas nécessairement depuis toujours car comme bien des trans, Gabrielle a longtemps cru qu’elle ou plutôt, il était gai.

Gabrielle m’a donné rendez-vous au Café Lézard de la rue Masson, à quelques coins de rue de la pharmacie où elle travaille comme cosméticienne. C’est dans ce même café qu’elle a appris que Ceux qui font la révolution à moitié avait été sélectionné par le TIFF. Pour celle qui rêve d’être actrice depuis l’enfance, c’était une forme de consécration.

Deux mois plus tard, je la retrouve assise sagement à une table dans un recoin du café. La conversation s’engage, mais j’ai beau fouiller ses traits, observer ses expressions, l’étudier de face comme de profil, je ne trouve rien, absolument rien, de masculin en elle. Gabrielle est plus féminine que la moitié des filles que je connais. Et si elle est née dans un corps de garçon, c’est évident qu’il y a eu une erreur du Créateur ou de la biologie.

« D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais été un garçon. »

— Gabrielle Boulianne-Tremblay

« La féminité, c’est un état d’esprit, pas seulement des formes. Et en ce qui me concerne, j’ai le sentiment que je n’ai jamais changé. À la maternelle, je jouais à la poupée avec les filles. À la petite école, j’étais déjà efféminée et très timide, je rasais les murs, les gens avaient de la misère à me saisir. Mais quand ils disaient à mes parents : “Elle est jolie, votre petite fille”, j’étais contente. »

À 11 ans, un déclic se produit lorsque Gabrielle, toujours enfermée dans son carcan masculin, sent poindre en elle une attirance pour les garçons. Toutes sortes de sentiments confus se bousculent en elle. Non seulement elle aimerait que les garçons la trouvent belle, mais elle est envieuse des filles qui ont des chums. Pourquoi pas moi ?, s’interroge Gabriel le garçon, avant de se demander si la différence qu’il ressent en dedans n’est pas la preuve de son homosexualité.

Peut-être que si Gabrielle avait grandi en ville, les choses auraient été différentes. Mais elle a grandi à Saint-Siméon, un village rural de 1200 âmes qui longe le fleuve sur la route de la Gaspésie. Elle a grandi entre ses deux sœurs, sa mère infirmière auxiliaire et son père, travailleur forestier. Ses parents, qui sont ensemble depuis 30 ans, se doutaient bien que leur fils n’était pas comme les autres. Ils savaient sans le savoir, mais se gardaient bien de juger. À 16 ans, par le truchement de l’internet, Gabrielle a rencontré son premier amour, un gai de Valleyfield, qui vivait à mille lieues de chez elle. Les deux se rencontraient à mi-chemin, mais la relation n’a pas résisté au temps ni à la distance. Gabrielle a très mal vécu cette première peine d’amour. Pourtant, elle avait le soutien de ses amis et de ses parents, mais quelque chose clochait.

« Je ne comprenais pourquoi je me sentais si mal. Pourquoi j’avais des idées suicidaires. Pourtant j’avais fait mon coming-out gai, mais au lieu de me sentir libre, je me sentais toujours aussi mal dans ma peau. »

— Gabrielle Boulianne-Tremblay

Après le cégep, Gabrielle a déménagé à Québec avec un nouveau copain et a passé une audition pour être admise à l’école de cinéma et de télévision de la ville. Mais lorsqu’elle a vu la vidéo de son audition, elle a eu un choc : ce qu’elle voyait à l’écran n’avait aucun rapport avec ce qu’elle ressentait intérieurement. Troublée, elle ne pouvait se résoudre à admettre que le garçon à l’écran, c’était elle. Pour ne plus jamais revivre un tel déchirement, elle a renoncé à ses rêves de cinéma et s’est mise à vendre des cosmétiques en pharmacie, là où toutes les clientes l’appelaient madame. C’est à ce moment de sa vie qu’elle a croisé une trans : « Elle m’a demandé si j’étais une trans. Une quoi ? Je ne comprenais pas de quoi elle me parlait. En revenant à la maison, je suis allée sur un site consacré aux trans. Lentement, j’ai commencé à envisager que c’était peut-être ça. J’ai pris rendez-vous avec un spécialiste à Montréal pour avoir la confirmation que j’étais bel et bien trans. C’était en 2011, j’avais 21 ans et le médecin a tout de suite su que je l’étais. Vous dire le soulagement que j’ai senti. Enfin, je savais qui j’étais. »

Le médecin l’a mise en contact avec un endocrinologue pour commencer une forme d’hormonothérapie. Contrairement à bien des trans qui naissent avec une virilité apparente malgré leur désir de féminité, Gabrielle a été favorisée par la nature : ses traits sont délicats, sa mâchoire n’a pas besoin d’être limée pour être plus féminine et elle n’a jamais eu la trace d’une pomme d’Adam. Restait malgré tout la question du changement de sexe. Avant l’implantation de la loi 35, pour changer d’identité sexuelle sur papier, il fallait nécessairement subir une opération. Ce n’est plus le cas.

« À chacun ses choix. De mon côté, je n’avais pas envie de subir d’opération avec tous les risques et les inconvénients que cela suppose. Mon sexe, j’ai fait avec jusqu’à maintenant. Il ne me répugne pas. Je sais que certains trans ne peuvent pas supporter leur sexe et veulent s’en débarrasser au plus vite. Pas moi. C’est peut-être parce que j’ai rencontré un gars avec qui c’est possible. Il me voit dans toute ma globalité et ne se gêne pas pour dire aux autres que sa blonde est trans. À mes yeux comme aux siens, mon sexe n’est pas tant un pénis qu’un sexe différent, d’autant que la personne qui habite mon corps depuis toujours n’est pas un homme. Je sais que pour certains, c’est difficile à comprendre, mais moi, je suis bien là-dedans, j’ai le sentiment de me réaliser. Tant pis pour ceux qui veulent rester enfermés dans leurs petites têtes. »

Après Toronto, Ceux qui font la révolution à moitié a eu sa première montréalaise cet automne. Gabrielle a invité ses parents et ses sœurs. Avant et pendant la projection, elle a failli mourir de peur et a tenu la main de son amoureux si fort qu’elle aurait pu la lui broyer. À deux reprises dans le film, elle est nue et exposée et craignait les réactions de sa famille. Elle s’est inquiétée pour rien. Une fois de plus, ses parents lui ont témoigné leur amour inconditionnel, heureux de voir leur petite Gabrielle réaliser ses rêves.

D’ici le mois de janvier, Gabrielle va obtenir ses nouveaux papiers d’identité où le prénom de garçon, qu’elle refuse de me révéler, ne sera plus qu’un mauvais souvenir. En attendant, aujourd’hui, en cette journée du Souvenir trans, Gabrielle aura une pensée pour tous les trans qui n’ont pas eu la chance comme elle de connaître l’amour et l’acceptation de leur famille et qui, parfois, en sont morts. Puis, elle reprendra sa vie, une vie différente de celle de la vaste majorité des gens avec ses détours et ses défis propres, mais une vie qu’elle aime et qu’elle assume entièrement.

Grande entrevue

Si Gabrielle Boulianne-Tremblay était...

Une ville

Montréal à n’en pas douter, pour son côté cosmopolite et son heureuse surdose d’artistes passionnés.

Un tableau

La classe de danse d’Edgar Degas pour son côté doux, rêveur et la grâce qui en émane comme si tout était en apesanteur.

Un film

Emporte-moi de Léa Pool, un film culte sur les tourments de l’adolescence. Elle s’est longtemps identifiée à Hanna (Karine Vanasse) qui aime se projeter dans les vedettes de cinéma qu’elle admire.

Une chanson

All I Have to Do is Dream des Everly Brothers, parce que rêver, c’est tout ce qu’elle fait depuis l’âge de 11 ans et que cette chanson résume des étapes importantes de sa vie. Chaque fois qu’elle l’écoute, la chanson lui rappelle de ne jamais baisser les bras.

Un remède

Effacer les préjugés.

Une idée politique

Égalité pour tous, peu importent le sexe, le genre, la couleur, les croyances, l’orientation. Une autre idée : enseigner la poésie dès le primaire.

Une héroïne de l’Histoire

Marie Curie et toutes les femmes qui se sont battues pour l’égalité et qui ont pratiqué des métiers réservés aux hommes.

Un personnage de roman

Esther Greenwood, la protagoniste du roman The Bell Jar de Sylvia Plath, pour sa résilience malgré ses troubles et ses tourments.

Une rue

La rue Saint-Denis pour les terrasses et les poèmes sur les murs qu’on y trouve.

Une révolution

Celle du corps et de l’esprit afin que tous les êtres humains s’acceptent tels qu’ils sont.

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