Violences contre les infirmières et infirmiers

Insultes, coups, morsures et pire encore

Au début de septembre, un patient a cherché à étrangler une infirmière du service des urgences de l’Hôpital général de Montréal. Jugeant que l’heure n’est plus à la réserve qui leur est normalement demandée, des infirmiers lèvent le voile sur la recrudescence de la violence qu’ils vivent au quotidien dans leur hôpital et qui frappe aussi d’autres urgences du centre-ville de Montréal.

Un dossier de Louise Leduc

Violences contre le personnel soignant 

« Il faut cesser de normaliser la violence »

Après l’agression d’une infirmière du service des urgences de l’Hôpital général de Montréal survenue au début du mois de septembre, quatre de ses collègues en sont venus à une conclusion : ils ne peuvent plus se taire. Mettant de côté la réserve qui leur est normalement demandée, ces infirmiers brisent le silence sur la recrudescence de la violence qu’ils vivent au quotidien dans leur hôpital et qui frappe aussi d’autres urgences du centre-ville de Montréal.

Quelle est votre réalité, au quotidien ?

Daniel-Martin Leduc : On a maintenant quatre ou cinq codes blancs par jour [des cas de patients agressifs à maîtriser], et la violence va toujours en augmentant. Il y a dix ans, on se faisait cracher dessus, insulter. Maintenant, ce sont les coups de poing, les coups de pied, les infirmières qui se font prendre les organes génitaux. Et cette violence ne vient pas que des patients psychiatrisés. Elle vient de partout, y compris des membres des familles.

Guillaume Durand(1) :  C’est une chose, se faire sauter dessus par quelqu’un qui est psychiatrisé, c’en est une autre, se faire frapper ou menacer de mort par quelqu’un réputé avoir toute sa tête…

Justine(2) : Les gens t’envoient chier, et après, il faut que tu les soignes. Ce qui est frappant, c’est le nombre ahurissant de personnes qui se promènent maintenant avec un couteau, que l’on découvre en retirant les vêtements lors d’un trauma. Quand j’ai commencé, il y avait de la violence verbale, des gens qui nous traitaient de grosses vaches, des gens en état d’ébriété qui nous crachaient dessus. Mais là, il n’y a pas que l’alcool, mais les drogues dures, aussi.

Daniel-Martin Leduc : La violence est devenue banalisée, normalisée. Les comportements qui sont socialement inacceptables en général le deviennent dès que sont franchies les portes de l’hôpital. « Tu vois bien, il est soûl ! », me dit-on souvent. Mais moi, quand je suis soûl, je ne deviens pas agressif comme cela. Il faut cesser de normaliser la violence.

Vous avez quand même des gardiens de sécurité ?

Daniel-Martin Leduc : Oui, mais ils sont trop peu nombreux pour un hôpital de 19 étages. La taille de l’hôpital, le fait que les agents de sécurité ne sont pas postés aux endroits stratégiques et qu’ils ont droit à des pauses légitimes, ça fait en sorte que tu as le temps de manger deux ou trois bonnes claques avant d’espérer avoir de l’aide.

Kimberley-Ann Fiore :  Mon oncle m’a suggéré de suivre des cours d’autodéfense. Mais moi, mon but dans la vie, c’est de soigner des gens, pas de devenir maître en taekwondo !

Bref, aucun sentiment de sécurité au travail ?

Daniel-Martin Leduc : L’an dernier, je suis intervenu pour secourir une infirmière qui était en train de se faire agresser. [Voir autre onglet.] Je passais par là par hasard. Heureusement, sinon elle était cuite, elle était seule dans son secteur. Cette fois-là, j’en ai été quitte pour une bonne morsure.

Kimberley-Ann Fiore  :  C’est aussi arrivé à un préposé. Il a été mordu tellement fort que le nerf a été atteint.

Justine : Il m’est arrivé de voir débarquer à l’urgence 30 gars de gangs de rue rivaux qui venaient prendre des nouvelles de leurs copains respectifs… Une autre fois, on a déjà dû fermer l’urgence parce qu’on avait appris qu’un gang de rue, furieux de n’avoir réussi qu’à blesser un gars, s’apprêtait à venir l’achever en nos murs…

Kimberley-Ann Fiore : C’est comme ce mafieux qui nous est arrivé avec son propre garde du corps. Cool pour lui… Mais si quelqu’un débarque pour le descendre, qui nous protège, nous ?

Que font les policiers ?

Justine : Je me suis un jour trouvée face à un homme qui, avec sa tige à soluté, a tout cassé. Les policiers sont arrivés avec un Taser. Dès que l’homme a été maîtrisé, ils sont repartis, estimant que l’incident était clos. J’ai rappelé le 911 parce que non, ce n’était pas terminé, parce que non, ce n’est pas normal que quelqu’un détruise tout sur son passage dans un hôpital.

Daniel-Martin Leduc : Si je pète une coche à la Société des alcools, je vais être arrêté. Pourquoi en va-t-il autrement à l’hôpital ? Les policiers qui sont intervenus dans le cas de l’infirmière qui a été étranglée au début de septembre, ils ont été formidables. Mais en général, ils ne sont pas très enthousiastes à l’idée d’enregistrer une plainte. C’est beaucoup de paperasse pour eux, et ils ont l’impression que ça n’aboutit jamais.

Justine : Cette façon de penser déteint sur le personnel. Quand une médecin a mangé plusieurs coups de poing, il y a quelques années, et qu’elle est revenue au travail en ayant l’air d’un boxeur à la sortie du ring, elle n’a jamais envisagé de porter plainte. « La personne ne sera jamais reconnue criminellement responsable de toute façon », disait-elle.

Vous évoquez tous ces cas dont on n’entend jamais parler, habituellement. Pourquoi ?

Daniel-Martin Leduc : Parce qu’en général, dans les hôpitaux, il y a une culture de non-divulgation. Tout le monde se tait, par peur de représailles. Mais là, avec le dernier cas, au début de septembre, la solidarité se cristallise. Sans se mettre à tirer à boulets rouges, l’heure est à l’indignation. Ne serait-ce que par respect pour notre collègue, on ne peut plus se taire.

Développez-vous des trucs pour vous protéger ?

Justine : Je suis dans un état d’hypervigilance permanent. Même dans ma vie, au quotidien, jamais je n’ouvre une porte de dos. Il y a deux ans, j’en ai eu assez de cette violence, des insultes que j’essuyais tout le temps, je n’ai plus trouvé acceptable de me faire parler comme cela. J’ai posé ma candidature pour aller travailler aux soins intensifs. Le travail à l’urgence m’a manqué, j’y suis revenue, mais ça demeure très difficile.

L’attente pendant des heures peut-elle expliquer en partie l’agressivité des gens ?

Guillaume Durand : Je comprends la frustration des gens qui attendent pendant des heures, mais ça ne justifie rien.

Justine : C’est vrai que l’attente, ça peut rendre fou, mais nous, nous n’y sommes pour rien et il y a plein de gens prêts à attendre dix heures pour acheter le plus récent iPhone.

Qu’est-ce qui devrait être fait selon vous pour améliorer la sécurité en vos murs ?

Justine : Quand il y a eu double meurtre à l’hôpital Notre-Dame en 2012, l’établissement a revu toute sa sécurité. À Maisonneuve-Rosemont, on a jugé bon, après cette tragédie, d’installer un détecteur de métal.

Daniel-Martin Leduc : Un hôpital comme le nôtre aurait aussi besoin de plus d’agents, pour nous protéger nous, mais aussi les patients. Mais avec les coupes, nos gestionnaires n’ont aucun levier pour attaquer le problème de front et le régler de façon durable.

Justine : Dans certains endroits, à l’extérieur du Québec, il est aussi grave, d’un point de vue criminel, de s’attaquer à du personnel soignant qu’à un policier. Il faudrait aller dans ce sens-là. Il existe aussi une formation très poussée de quatre jours sur la façon de réagir, quand des codes blancs sont lancés, que toutes les infirmières, les préposés, les gardiens de sécurité devraient suivre. Mais bien sûr, quatre jours de formation, c’est sans doute considéré comme trop cher.

Daniel-Martin Leduc : C’est cher, aussi, de perdre une infirmière qui s’est fait attaquer et qui en a pour des mois à s’en remettre, si jamais elle s’en remet. Former une infirmière, à l’urgence, ça coûte 25 000 $, et économiquement, une infirmière sur la CNESST, ce n’est pas idéal non plus.

(1) Après avoir travaillé pendant cinq ans à l’Hôpital général, Guillaume Durand a récemment démissionné et passe maintenant une grande partie de son temps à l’étranger.

(2) Justine a demandé qu’on ne révèle pas son nom.

Violences contre le personnel soignant

Se relever d’une agression

Le 28 mai 2016, Marie-Ève Carignan travaillait aux urgences de l’Hôpital général de Montréal quand l’une de ses patientes, psychiatrisée, a réclamé qu’on lui rende son téléphone cellulaire.

« J’ai tenté de calmer le jeu, je lui ai dit que je ne l’avais pas sur moi, mais elle ne voulait rien entendre. Très vite, elle est passée aux menaces de mort », raconte Mme Carignan.

« Pendant cinq minutes, nous étions toutes seules, elle et moi. J’avais une collègue en pause et un préposé était en déplacement avec un patient dans l’hôpital. »

Mme Carignan a essayé d’appeler à l’aide. « Mais la patiente me tenait fermement les cheveux d’une main et de l’autre, à coups de poing, elle s’est mise à me frapper. Mes cheveux sont tombés par poignées, c’était comme si mon cuir chevelu au complet se soulevait. »

Un de ses collègues qui passait par là par hasard a tenté de maîtriser la patiente, elle l’a mordu, un préposé est revenu et a lancé le code blanc. « Un médecin a pris la patiente par la tête, deux infirmières sont aussi arrivées en renfort. »

« Quand tu es victime de violence, les policiers estiment souvent que comme infirmière à l’urgence, il faut t’y attendre. » 

— Marie-Ève Carignan, infirmière 

« Un de mes collègues a néanmoins insisté pour qu’une plainte soit déposée. Cela fait plus d’un an. Je n’ai eu aucune nouvelle, mais le policier m’avait prévenu : “Vous ne devez pas vous attendre à ce qu’il y ait des suites ; habituellement, il n’y en a pas.”

« Cette agression m’a énormément ébranlée, je me suis retrouvée dans un état [de stress] post-traumatique, à pleurer tout le temps et à être incapable de me concentrer. Au bout de cinq à six semaines en arrêt de travail, la CNESST a été étonnée que je veuille néanmoins retourner si vite au travail, mais moi, j’y tenais : je voulais partir des urgences à tout prix et un poste au bloc opératoire s’offrait à moi. »

Banalisation 

Mme Carignan croyait qu’avec des patients anesthésiés et donc totalement inoffensifs devant elle, elle pourrait reprendre le travail sans mal. Elle est plutôt retombée en arrêt de travail pendant plusieurs mois.

« Quand je suis revenue au travail, ce qui n’a pas aidé, c’est que ce qui m’est arrivé a été banalisé, on m’a presque fait comprendre que c’est moi qui avais mal réagi. Et surtout, en matière de sécurité, il n’y avait eu aucune amélioration. Comme si rien n’était arrivé. »

Depuis le mois d’août, Mme Carignan travaille à l’hôpital de Saint-Hyacinthe au bloc opératoire. Parce que la vie hors des grands centres lui convient mieux, mais aussi en raison de son agression, dit-elle.

Malgré son changement de travail, malgré la distance, elle dit avoir été bouleversée quand elle a appris qu’un patient avait cherché à étrangler une de ses anciennes collègues, il y a quelques jours, à l’Hôpital général. « Ça m’a beaucoup ébranlée. C’est triste qu’on en soit rendu là. »

Violences contre le personnel soignant 

Les coupes n’ont pas été faites au détriment de la sécurité, assure l’Hôpital général de Montréal

« Nous sommes en train de faire enquête, en étudiant d’abord ce qui est arrivé [quand un homme a tenté d’étrangler une infirmière, au début de septembre]. Nous allons aussi analyser la situation de nos urgences, dans le contexte où toutes les urgences du centre-ville – et les autres départements aussi – sont confrontées à une augmentation de la violence. Mais déjà, nous avons augmenté les heures de présence de l’agent de sécurité dans le secteur psychiatrique des urgences. Il était là de 14 h à 22 h, il est maintenant là 24 heures par jour. Au cours des prochaines semaines, d’autres annonces seront faites, mais chose certaine, aucune des réductions de dépenses faites en vertu du plan d’équilibre budgétaire agressif des dernières années [l’hôpital a été placé en quasi-tutelle en 2012 par Québec] n’a été faite au détriment de la sécurité des patients ou du personnel. » — Richard Lahey, directeur des ressources humaines, des communications et des affaires juridiques au Centre universitaire de santé McGill. (Louise Leduc, La Presse)

Violences contre le personnel soignant 

Pas plus d’appels, dit le SPVM

« Nous avons une excellente relation avec les responsables du Centre universitaire de santé McGill. […] Nous avons un excellent canal de communication. Nous répondons à tous les appels sans discrimination et nous évaluons sur le terrain la responsabilité de chacun des intervenants selon le type d’appel. Nous n’avons d’ailleurs pas remarqué une augmentation du nombre d’appels. »

— Réaction officielle du Service de police de la Ville de Montréal envoyée par courriel

(Louise Leduc, La Presse)

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