MOUVEMENTS SOCIAUX

« Émeutières deboutte ! »

Jugeant qu’elles ont été invisibles en 2012 lors du printemps érable, les filles ont décidé d’être au cœur de la bataille du printemps 2015. Sur la ligne de front. Même si cela implique d’encaisser des coups, de casser des vitres et de se faire arrêter par la police.

Fannie Poirier n’oubliera jamais le 7 mars 2012, le jour où, pour cette étudiante de Gaspé qui prenait part aux manifestations du printemps érable, tout a changé. Le jour où, admet-elle, elle s’est radicalisée.

« Ce jour-là, un de nos camarades, Francis Grenier, s’est fait éclater un œil par un projectile de la police devant la tour de Loto-Québec pendant qu’il jouait de l’harmonica », raconte l’étudiante en science politique.

« Le même soir, on faisait une vigile en silence à la chandelle. La police a foncé dans le tas. Un ami s’est fait poivrer à une distance de deux pieds. Ce jour-là, il y a eu une vague de colère irréparable », continue la jeune femme de 25 ans, attablée devant un muffin et un cappuccino au café Touski.

Ces jours-ci, ce repaire par excellence des anticapitalistes, des militants étudiants et des féministes radicales bouillonne. On y vient autant pour manger un panini que pour y organiser une manifestation.

Ce fourmillement est en quelque sorte la conséquence de ce que les militants perçoivent comme des épisodes de répression policière, qui ont eu lieu depuis 2012.

« La colère que vous voyez s’exprimer aujourd’hui, c’est le résultat du 7 mars 2012. Dans un système où on ne permet pas le pacifisme, le pacifisme ne peut pas exister », laisse tomber celle qui est de tous les combats à l’UQAM, où les militants étudiants multiplient les affrontements avec la police et les gardiens de sécurité.

FEMMES TOUTES !

Si elle est l’un des visages les plus connus du printemps 2015, la Gaspésienne n’est pas la seule femme sur la ligne de front. Toutes les militantes que nous avons interrogées ont remarqué la place prépondérante des filles dans le mouvement de protestation visant les mesures d’austérité du gouvernement Couillard. « Les filles sont sur les lignes de piquetage et participent aux levées de cours. Il y a une forte présence féminine sur la ligne de front. Ça, c’est nouveau », note Fannie Poirier.

Les slogans féministes sont plus nombreux lors des marches de contestation. Deux manifestations réservées aux femmes ont eu lieu au cours des dernières semaines. « Émeutières deboutte ! », peut-on lire sur l’une des banderoles qui entourent le campement des élèves du Cégep de Saint-Laurent. Ce dernier slogan est un clin d’œil au recueil de textes Québécoises deboutte publié par le Front de libération des femmes du Québec dans les années 70.

Au Service de police de la Ville Montréal (SPVM), on a aussi noté la présence de plus de femmes dans les franges les plus radicales du mouvement étudiant. Le 8 avril, lorsque les policiers sont entrés dans l’UQAM pour mettre fin à une action d’occupation, ils ont arrêté tout autant de femmes que d’hommes. « En général, nous ne gardons pas de statistiques sur le sexe des personnes appréhendées pendant les manifestations, mais nous avons remarqué qu’il y a plus de femmes », dit Ian Lafrenière, du SPVM.

FIN DE L’INVISIBILITÉ

« Les femmes en ce moment sont la force principale du mouvement [étudiant]. Il y a eu beaucoup de travail de terrain entre 2012 et 2015. Les filles ont pris leur place. Elles sont pleines de colère », raconte Sabrina, 26 ans, à quelques pas de l’Université McGill.

Les militantes ont notamment remarqué qu’elles étaient souvent invisibles en 2012, reléguées dans des rôles de soutien : faire les courses pour les manifestations, préparer les banderoles, donner des soins aux manifestants blessés. Certaines d’entre elles ont aussi rapporté avoir subi des agressions sexuelles de la part de leurs camarades masculins.

Cette fois, elles veulent faire les choses différemment. 

« Nous sommes tannées d’être derrière les projecteurs. On est en colère et on veut être au front. Dans le milieu militant, on veut montrer que les femmes ont pris conscience de leur pouvoir. Notre présence rappelle aussi que les femmes sont plus touchées par les mesures d’austérité du gouvernement. »

— Juliette, 27 ans

Celles qui manifestent dénoncent notamment la modulation des coûts de garderie, les craintes de coupes dans l’accès à l’avortement – malgré les dénégations du ministre de la Santé – et les pertes d’emplois traditionnellement féminins en enseignement et en santé.

VITRE CASSÉE, MESSAGE ENVOYÉ

Juliette comme Sabrina ont demandé d’être identifiées par un pseudonyme. Toutes deux font actuellement face à la justice.

Sabrina a été arrêtée deux fois près de l’UQAM au début du mois. Juliette a été appréhendée en marge d'une action qui visait les bureaux d’une société du centre-ville. Elle est accusée de voie de fait et d’entrave au travail de la police.

Si elle estime que son arrestation était abusive – elle raconte avoir été attaquée par-derrière et rouée de coups – , Juliette croit que les étudiants sont obligés d’avoir recours à des tactiques musclées. « On a fait beaucoup de travail de sensibilisation et de mobilisation, mais il y a un dilemme avec le temps. L’action directe, c’est une façon de perturber. On perturbe directement le gouvernement et des entreprises », ajoute-t-elle. 

« Oui, j’ai personnellement pris part à des actions directes, je veux que quelque chose se passe », note la jeune femme, qui se dit particulièrement inquiète de l’exploitation des hydrocarbures dans les régions du Québec.

Elle explique qu’il y a un « message derrière chaque vitre cassée » par un activiste. « Il y a toujours un sens aux bris matériels. Les banques et les commerces sont attaqués. L’idée est de nuire à ces entreprises à cause de leurs agissements néfastes pour la société », ajoute Juliette.

Une de ses amies, Laura, a pour sa part participé à des actions du Black Bloc, des groupes habillés en noir et masqués qui font leur apparition lors de manifestations. « En ce moment, à l’UQAM, nous sommes tellement surveillés que nous n’avons pas le choix d’être masqués. On le fait surtout pour ne pas être reconnues », dit Laura, jointe au téléphone.

VAGUE FÉMINISTE

Professeure au département d’études littéraires de l’UQAM spécialisée dans les études féministes, Martine Delvaux croit que la présence grandissante des filles au sein du mouvement étudiant et de groupes d’extrême gauche au Québec n’est pas surprenante. « Autour du monde, on voit une résurgence du féminisme depuis 2012 », note-t-elle.

Ce retour du féminisme et l’expérience acquise en militantisme par des milliers de jeunes Québécoises depuis le printemps 2012 forment un cocktail explosif. « On ne nous a pas laissé la place, les femmes l’ont prise avec rage ! », conclut Fannie Poirier.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.