Les leçons du Colorado
Québec évalue à 500 millions de dollars le futur marché du cannabis légal et prévoit que ce volume annuel lui permettra de générer des recettes pouvant atteindre 100 millions. Les estimations du gouvernement québécois sont-elles réalistes ? Deux experts ont accepté de comparer les visées québécoises à celles du Colorado, où le cannabis à usage récréatif est légal depuis 2012.
Beaucoup de « si »
Le Colorado, qui compte quelque 5,5 millions d’habitants, une population plus petite que celle du Québec, a dépassé le cap du milliard de dollars en ventes de marijuana (à usage médical et récréatif) pour la période s’échelonnant de janvier à août 2017. C’est le plus important volume enregistré depuis que la consommation de cannabis à des fins récréatives y est permise.
Le Québec peut-il envisager un marché de 500 millions pour la première année ? Il est trop tôt pour le dire, estime le professeur au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal André Lamoureux. « Ce n’est qu’une prévision en fonction de beaucoup de “si”. On part avec l’idée qu’on irait récupérer une large partie du cannabis qui est vendu sur le marché illégal. C’est loin d’être certain parce que le crime organisé va lui aussi réagir à sa façon », dit-il.
Le défi de la « petite taxe »
Au Colorado, le cannabis est taxé de trois différentes façons. Il y a d’abord la taxe de vente ordinaire de 2,9 % (sur le médicinal et le récréatif), puis une taxe spéciale que l’État vient de faire passer de 10 à 15 % et, enfin, la taxe d’accise fixée à 15 %. « Ça fait beaucoup de taxes », indique André Lamoureux. Au Québec, difficile encore là d’y voir clair parce que la taxe d’accise n’a pas encore été déterminée avec Ottawa.
Mais le défi sera de proposer une taxation assez basse pour éviter que le prix du gramme ne soit trop élevé en magasin, afin de « casser le marché illégal » dès les premières années de la légalisation, estime la professeure titulaire à la faculté des sciences de l’Université d’Ottawa Line Beauchesne. « C’est là que la discussion est difficile entre Ottawa et les provinces parce que c’est aussi au départ qu’il y a plus de dépenses pour les gouvernements. On n’a pas un cent de profits et il faut commencer à dépenser des millions pour mettre la structure en place », explique-t-elle.
« Flou » sur les revenus
Le Québec espère toucher des revenus annuels estimés entre 30 et 40 millions grâce à la taxe d’accise, auxquels il faut ajouter un potentiel de 60 millions en TVQ sur le produit. Le Colorado, où la vente de cannabis ne relève pas d’une société d’État, a perçu de janvier à octobre 2017 plus de 205 millions en taxes. « Tout est tellement flou en termes de revenus. Les questions fondamentales sont de savoir quelle sera la proportion du Québec sur la taxe d’accise et quels seront les revenus de la SQC [Société québécoise du cannabis] », indique M. Lamoureux.
« Je trouve que la portion nette qui va rester à la Société québécoise du cannabis est difficilement mesurable avec tous les coûts que vont supposer les ententes avec les producteurs, la gestion […]. Il faudra aussi payer ces employés. Quel sera le montant des recettes ? On ne peut pas s’avancer sérieusement sur ce terrain, à mon sens », ajoute-t-il.
Redistribution des profits
Au Colorado, les 40 premiers millions de dollars générés par l’application de la taxe d’accise sont investis dans un fonds spécial pour la construction d’écoles publiques. Les fruits de la taxe spéciale récemment augmentée à 15 % vont en presque totalité à un fonds destiné au financement de mesures visant entre autres à mieux prévenir les dépendances et à faire connaître les enjeux de santé publique liés à la consommation de cannabis.
Le Québec s’engage aussi à injecter 25 millions par année dans un fonds spécial pour financer des mesures préventives et curatives. « S’il reste des dollars à injecter dans le système de santé et d’éducation, tant mieux, se réjouit M. Lamoureux. Mais encore là, on ne sait pas du tout s’il y aura une plus-value. On est encore dans l’estimation parce que le détail de l’ensemble des coûts n’est pas sur la table. »
Test salivaire, dépense inutile ?
Pour la professeure Line Beauchesne, le gouvernement ne va pas dans la bonne direction avec sa tolérance zéro et son test salivaire pour détecter les traces de THC chez les automobilistes. « On va payer des millions pour savoir si la personne a pris une drogue, et non pour savoir si elle a les facultés affaiblies, soulève-t-elle. Il y a du cannabis thérapeutique très faible en THC, donc les personnes qui prennent du cannabis thérapeutique ne pourront plus conduire ? »
Selon elle, les policiers devraient être mieux formés et appliquer les tests habituels pour les facultés affaiblies comme pour l’alcool. Elle dit par ailleurs ne pas croire en la fiabilité de ce genre de test salivaire qui « sera rapidement contesté devant les tribunaux ». Au Colorado, la limite tolérée de THC pour conduire sous l’effet du cannabis est de 5 nanogrammes (ng) par millilitre. Cependant, peu importe le taux de THC, les autorités basent leur arrestation sur les déficiences observées.