Légalisation de la marijuana

Québec précise son plan

Potentiel de revenus, restrictions à la consommation et à la vente, réseau de distribution : Québec a fait connaître hier les grandes lignes de son projet de loi 157 sur le cannabis. Par ailleurs, l’opposition à Ottawa se joint au gouvernement Couillard pour critiquer la légalisation coûte que coûte de la marijuana à compter du 1er juillet 2018.

Légalisation de la marijuana

Des précisions sans enthousiasme

QUEBEC — Le marché du cannabis au Québec atteindrait 500 millions par année. Un volume qui permet au gouvernement du Québec d’espérer des recettes pouvant atteindre 100 millions, selon les estimations mises de l’avant hier par le ministère québécois des Finances.

Beaucoup d’approximation dans ces simulations, toutefois, à telle enseigne que le ministre Carlos Leitão refuse de valider officiellement les évaluations de son propre ministère. À partir de sondages, on évalue à 140 tonnes par an la quantité de cannabis vendue au Québec. Avec la légalisation, Québec espère en attirer la moitié dans le commerce légal.

Avec un prix de 7 à 10 $ le gramme, pour faire concurrence au marché noir, on évalue à 30 ou 40 millions les revenus annuels en taxe d’accise, auxquels il faut ajouter un potentiel de 60 millions en TVQ sur le produit, d’indiquer les fonctionnaires, hier, lors d’une séance d’information technique sur le projet de loi 157 qui venait d’être déposé à l’Assemblée nationale.

En conférence de presse, la ministre de la Santé publique, Lucie Charlebois, n’a pas caché son peu d’enthousiasme pour la légalisation « d’une substance qui comporte d’importants risques pour la santé ». L’encadrement proposé par Québec vise à « éviter la banalisation du produit ».

À noter que les communautés autochtones pourront adopter des règles différentes sur leur territoire, à condition que les objectifs de contrôle de la loi soient respectés. Certains groupes proscrivent l’usage de l’alcool sur leur territoire ; ils pourraient le faire aussi pour le cannabis.

Fumer dans la rue

Le projet de loi 157 prévoit des règles sévères pour la consommation du cannabis. Comme pour le tabac, il ne sera pas possible de fumer dans les restaurants, les bars, les hôpitaux et les édifices publics. La consommation sera aussi interdite dans un rayon de neuf mètres de la porte de ces établissements. Interdiction de fumer aussi sur les campus des cégeps et des universités. En revanche, il sera permis de consommer du cannabis sur la voie publique, dans les événements culturels ou sportifs, à moins que la municipalité n’en décide autrement.

Un coup de main de la SAQ

La Société des alcools du Québec (SAQ) sera mise à contribution pour constituer le nouveau réseau de points de vente de la Société québécoise du cannabis (SQC) ; on pense à une quinzaine de comptoirs au 1er juillet 2018 et à plus de 150 dans les deux années qui suivent. Les zones urbaines seront privilégiées dans un premier temps. Pas question que le cannabis soit vendu à l’intérieur ou à proximité d’une succursale de la SAQ, d’insister le ministre Leitão. La SAQ choisira les dirigeants de la nouvelle société « non commerciale » qui n’aura pas à verser des dividendes au gouvernement.

Pas de publicité

Les succursales de la nouvelle Société québécoise du cannabis ne devront pas faire la promotion du produit. Pas question de publicité, de spéciaux, d’affichage engageant sur la rue. Le produit pourra être à la vue des clients, mais ils ne pourront le manipuler. Les employés, à être formés par la Société des alcools, fourniront de l’information factuelle sur le type de produit – le cannabis séché ou l’huile de cannabis – et ses effets. Les succursales pourront vendre des accessoires nécessaires aux consommateurs, mais pas d’autres produits dérivés comme les muffins ou les bonbons contenant de l’huile de cannabis.

Vente en ligne

Ottawa avait mis de la pression sur les provinces en disant que la vente en ligne serait disponible partout au pays, à défaut de l’être dans chaque territoire. Québec occupe le champ –  la SQC aura le monopole de la vente en ligne. Le produit devra être livré de main à main par des employés de Postes Canada, comme c’est le cas actuellement pour le vin vendu par la SAQ. Comme le Québec ne compte que 2 des 60 producteurs de cannabis au Canada, la SQC devra probablement s’approvisionner à l’extérieur.

Limites

Les consommateurs ne pourront acquérir plus de 30 grammes de cannabis à la fois. Ils ne pourront en posséder chez eux plus de 150 grammes. La vente sera interdite aux moins de 18 ans. Québec ne permet pas l’autoproduction même si Ottawa l’autorise, la limitant toutefois à quatre plants d’au plus un mètre. Pour le ministre des Finances, cette disposition aurait été « un cauchemar à appliquer », la propriété des plants étant difficile à établir, de même que leur nombre et leur taille. Ouvrir la porte à la production à domicile aurait pu déboucher sur des problèmes sanitaires.

Tolérance zéro

Pour les automobilistes, ce sera tolérance zéro. On ne devra pas trouver de traces de THC, l’ingrédient actif du cannabis, dans la salive, ce qui suppose qu’on n’a pas fumé depuis quatre à six heures. Les contrevenants verront leur permis de conduire suspendu pour 90 jours et seront passibles d’amendes de 300 $, le double en cas de récidive. Ottawa assure qu’il aura homologué d’ici le 1er juillet prochain les appareils nécessaires à la détection pour les patrouilleurs. À défaut, les policiers pourront tester la coordination des automobilistes interceptés. Actuellement, on compte 80 policiers spécialisés dans l’identification des effets du cannabis chez les conducteurs. Il y en aura davantage une fois la légalisation appliquée, promet le ministre de la Sécurité publique, Martin Coiteux.

Une loi appelée à évoluer

Hier, la ministre Charlebois a insisté : le projet de loi déposé évoluera nécessairement dans le temps. Les habitudes de consommation, l’accueil du public, les connaissances scientifiques sont susceptibles d’inciter Québec à ajuster sa loi dans le temps. Un « comité de vigilance » sera constitué qui aura comme mandat de faire des recommandations au ministre de la Santé, si des correctifs sont jugés nécessaires. Aussi, Québec s’engage à procéder à une revue de sa loi après trois ans d’application.

Fonds spécial

Québec met aussi en place un fonds spécial où il s’engage à injecter 25 millions par an pour financer des mesures de prévention et curatives pour prévenir la dépendance, une cagnotte sous la responsabilité du ministre de la Santé. Le titulaire des Finances sera responsable d’un autre fonds où seront accumulées toutes les recettes venues de la vente de cannabis. Les opérations de la SQC pourront être déficitaires durant les premières années ; les sommes seront imputées au gouvernement, et non à la Société des alcools qui parrainera la nouvelle SQC.

Ce qu’ils ont dit

« Le projet de loi –  une fois n’est pas coutume –  [répond] à peu près à toutes les attentes. »

— Amir Khadir, député de Mercier pour Québec solidaire

« Si la tendance se maintient, dans deux ans, il pourrait y avoir jusqu’à 150 points de vente. C’est plus que le nombre de restaurants St-Hubert qu’il y a dans toute la province. »

— Simon Jolin-Barrette, porte-parole de la Coalition avenir Québec en matière de justice,  affirmant une fois de plus que sa formation souhaitait que l’âge légal pour acheter du cannabis soit 21 ans

« Imaginez [l’application du projet de loi] pour les corps de police, mais aussi pour tous les citoyens qui risquent de se retrouver avec la perte d’un permis de conduire, peut-être même un casier judiciaire. »

— Sylvain Pagé, porte-parole du Parti québécois en matière de santé publique, soulignant qu’il serait très difficile pour les policiers de se fier aux tests de salive et aux tests sanguins pour définir si un automobiliste a conduit avec les facultés affaiblies

Légalisation de la marijuana

L’empressement d’Ottawa critiqué

Beaucoup d’anciens libéraux profiteront de la légalisation, soutient l’opposition

OTTAWA — La décision du gouvernement Trudeau de légaliser coûte que coûte la marijuana à compter du 1er juillet 2018, malgré les protestations de certaines provinces, est-elle une façon de récompenser d’anciens ténors du Parti libéral du Canada qui sont aujourd’hui à la tête d’entreprises ayant des intérêts dans la production et la vente de cannabis ?

Le NPD a ouvertement posé cette question hier après que le gouvernement Trudeau eut refusé la demande de Québec de reporter d’un an l’entrée en vigueur du projet de loi légalisant le cannabis au pays. Le gouvernement Couillard a demandé ce report afin d’être en mesure de mieux préparer la mise en œuvre du nouveau régime.

Au printemps, La Presse a rapporté que d’ex-politiciens et anciens hauts dirigeants du Parti libéral du Canada siégeaient au conseil d’administration des plus importants producteurs de cannabis médical autorisés par Santé Canada et qu’une quinzaine de ces administrateurs contribuaient à la caisse électorale des libéraux fédéraux.

Dans la liste, on retrouvait notamment le cofondateur de l’entreprise québécoise Hydropothecary, Adam Miron, qui a été directeur national du PLC et directeur national des Jeunes libéraux du Canada, ainsi que Chuck Rifici, ancien responsable des finances au Parti libéral qui a cofondé Tweed, l’un des plus importants producteurs de cannabis à des fins médicales au pays.

D’anciens ministres libéraux tels Martin Cauchon et Herb Dhaliwal, tout comme le sénateur libéral Larry Campbell, sont membres du conseil d’administration d’entreprises qui produisent du cannabis médical ou attendent d’avoir leur permis de production.

Un marché de 7 milliards

Ces mêmes entreprises se retrouvent aujourd’hui dans une position privilégiée afin de participer au lucratif marché du cannabis récréatif à compter de juillet prochain. Ce marché est évalué à 7 milliards de dollars par année par le gouvernement fédéral.

« Justin Trudeau fait la sourde oreille aux demandes légitimes du Québec de pouvoir prendre le temps. On a l’impression que les libéraux fédéraux sont en train de pelleter dans la cour des provinces toute la gestion et l’ensemble des problèmes qui risquent d’être liés à la légalisation du cannabis, tout simplement pour être en mesure de faire un X à côté de cette promesse électorale », a déclaré hier à La Presse le député néo-démocrate de Rosemont–La Petite-Patrie, Alexandre Boulerice.

« Les impacts sociaux sont potentiellement plus graves sur le gouvernement du Québec au chapitre de la santé et des services publics d’une part, et au chapitre de la formation des forces policières d’autre part. Ce sont des coûts aussi. Il n’y a pas péril en la demeure. Pourquoi tient-il à cette date butoir du 1er juillet 2018 ? Il n’y a pas d’obligation, c’est un peu arbitraire comme date. La seule raison qu’il peut y avoir, c’est qu’ils sont soumis aux pressions des producteurs qui ont déjà reçu leur licence et qui sont pressés », a ajouté M. Boulerice.

« Ils sont pressés de pouvoir vendre le produit. On sait qu’il y a beaucoup d’anciens libéraux qui sont impliqués dans cette industrie. »

— Alexandre Boulerice, député néo-démocrate

Mercredi, la ministre fédérale de la Justice, Jody Wilson-Raybould, a fait savoir qu’Ottawa jugeait important de respecter l’échéancier du 1er juillet afin de mettre fin au commerce illégal du cannabis qui rapporte annuellement 7 milliards de dollars au crime organisé.

« Le cannabis qui est vendu aujourd’hui n’est pas réglementé, n’est pas analysé et est susceptible d’être dangereux. Le projet de loi C-45 établira un marché légal bien encadré pour les Canadiens adultes. […] Nous prenons le temps nécessaire pour mener à bien le projet, mais le prix du délai s’élève à des milliards de dollars de profit de plus pour le crime organisé et continue d’exposer nos enfants à un risque réel », a affirmé Kathleen Davis, porte-parole de la ministre de la Justice.

Un projet « bâclé »

Le Parti conservateur, qui s’oppose à la légalisation de la marijuana, a aussi dénoncé hier l’entêtement du gouvernement Trudeau à imposer l’échéancier du 1er juillet, d’autant plus que les corps policiers du pays réclament aussi plus de temps. Le député conservateur Pierre Paul-Hus a soutenu que l’actuel projet de loi était « bâclé » et les libéraux semblaient faire fi des inquiétudes des provinces, des forces policières et des professionnels de la santé.

Légalisation de la marijuana

Les leçons du Colorado

Québec évalue à 500 millions de dollars le futur marché du cannabis légal et prévoit que ce volume annuel lui permettra de générer des recettes pouvant atteindre 100 millions. Les estimations du gouvernement québécois sont-elles réalistes ? Deux experts ont accepté de comparer les visées québécoises à celles du Colorado, où le cannabis à usage récréatif est légal depuis 2012.

Beaucoup de « si »

Le Colorado, qui compte quelque 5,5 millions d’habitants, une population plus petite que celle du Québec, a dépassé le cap du milliard de dollars en ventes de marijuana (à usage médical et récréatif) pour la période s’échelonnant de janvier à août 2017. C’est le plus important volume enregistré depuis que la consommation de cannabis à des fins récréatives y est permise.

Le Québec peut-il envisager un marché de 500 millions pour la première année ? Il est trop tôt pour le dire, estime le professeur au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal André Lamoureux. « Ce n’est qu’une prévision en fonction de beaucoup de “si”. On part avec l’idée qu’on irait récupérer une large partie du cannabis qui est vendu sur le marché illégal. C’est loin d’être certain parce que le crime organisé va lui aussi réagir à sa façon », dit-il.

Le défi de la « petite taxe »

Au Colorado, le cannabis est taxé de trois différentes façons. Il y a d’abord la taxe de vente ordinaire de 2,9 % (sur le médicinal et le récréatif), puis une taxe spéciale que l’État vient de faire passer de 10 à 15 % et, enfin, la taxe d’accise fixée à 15 %. « Ça fait beaucoup de taxes », indique André Lamoureux. Au Québec, difficile encore là d’y voir clair parce que la taxe d’accise n’a pas encore été déterminée avec Ottawa.

Mais le défi sera de proposer une taxation assez basse pour éviter que le prix du gramme ne soit trop élevé en magasin, afin de « casser le marché illégal » dès les premières années de la légalisation, estime la professeure titulaire à la faculté des sciences de l’Université d’Ottawa Line Beauchesne. « C’est là que la discussion est difficile entre Ottawa et les provinces parce que c’est aussi au départ qu’il y a plus de dépenses pour les gouvernements. On n’a pas un cent de profits et il faut commencer à dépenser des millions pour mettre la structure en place », explique-t-elle.

« Flou » sur les revenus

Le Québec espère toucher des revenus annuels estimés entre 30 et 40 millions grâce à la taxe d’accise, auxquels il faut ajouter un potentiel de 60 millions en TVQ sur le produit. Le Colorado, où la vente de cannabis ne relève pas d’une société d’État, a perçu de janvier à octobre 2017 plus de 205 millions en taxes. « Tout est tellement flou en termes de revenus. Les questions fondamentales sont de savoir quelle sera la proportion du Québec sur la taxe d’accise et quels seront les revenus de la SQC [Société québécoise du cannabis] », indique M. Lamoureux.

« Je trouve que la portion nette qui va rester à la Société québécoise du cannabis est difficilement mesurable avec tous les coûts que vont supposer les ententes avec les producteurs, la gestion […]. Il faudra aussi payer ces employés. Quel sera le montant des recettes ? On ne peut pas s’avancer sérieusement sur ce terrain, à mon sens », ajoute-t-il.

Redistribution des profits

Au Colorado, les 40 premiers millions de dollars générés par l’application de la taxe d’accise sont investis dans un fonds spécial pour la construction d’écoles publiques. Les fruits de la taxe spéciale récemment augmentée à 15 % vont en presque totalité à un fonds destiné au financement de mesures visant entre autres à mieux prévenir les dépendances et à faire connaître les enjeux de santé publique liés à la consommation de cannabis.

Le Québec s’engage aussi à injecter 25 millions par année dans un fonds spécial pour financer des mesures préventives et curatives. « S’il reste des dollars à injecter dans le système de santé et d’éducation, tant mieux, se réjouit M. Lamoureux. Mais encore là, on ne sait pas du tout s’il y aura une plus-value. On est encore dans l’estimation parce que le détail de l’ensemble des coûts n’est pas sur la table. »

Test salivaire, dépense inutile ?

Pour la professeure Line Beauchesne, le gouvernement ne va pas dans la bonne direction avec sa tolérance zéro et son test salivaire pour détecter les traces de THC chez les automobilistes. « On va payer des millions pour savoir si la personne a pris une drogue, et non pour savoir si elle a les facultés affaiblies, soulève-t-elle. Il y a du cannabis thérapeutique très faible en THC, donc les personnes qui prennent du cannabis thérapeutique ne pourront plus conduire ? »

Selon elle, les policiers devraient être mieux formés et appliquer les tests habituels pour les facultés affaiblies comme pour l’alcool. Elle dit par ailleurs ne pas croire en la fiabilité de ce genre de test salivaire qui « sera rapidement contesté devant les tribunaux ». Au Colorado, la limite tolérée de THC pour conduire sous l’effet du cannabis est de 5 nanogrammes (ng) par millilitre. Cependant, peu importe le taux de THC, les autorités basent leur arrestation sur les déficiences observées.

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