DOMINIQUE FORTIER / Les villes de papier

Sauvée par Dickinson

Dans un portrait intime de la poétesse américaine Emily Dickinson (1830-1886), Dominique Fortier interroge l’acte d’écrire et de créer des mondes sans sortir de son jardin. Un livre superbe, tout en délicatesse et en profondeur, l’un des grands titres de cette rentrée, qui a même séduit les éditions Grasset où il sera publié en 2020.

Il n’y a souvent rien de mieux qu’un écrivain pour écrire sur un autre écrivain et nous le faire découvrir de la plus belle manière qui soit : par la littérature elle-même. Christian Bobin a consacré à Emily Dickinson tout un livre qui a fait date en 2007, La dame blanche. Il faudra ajouter à ces exercices d’admiration Les villes de papier de Dominique Fortier, qui a su rendre, en dialoguant avec l’œuvre, la sidération qui s’empare de nous quand on lit la poésie de Dickinson.

« J’ai l’impression qu’elle a toujours un peu fait partie de ma vie, explique Dominique Fortier. J’ai beaucoup appris à la connaître en écrivant ce livre, en lisant sa poésie, mais aussi ses lettres. C’est fascinant parce qu’elle écrit à ses correspondants exactement comme elle écrit sa poésie. Très jeune, à 14 ou 15 ans, elle écrit des lettres qui sont des bijoux. Elle était déjà Emily Dickinson. Je pense que ce qui caractérise le plus sa poésie est son caractère imprévisible. C’est comme si elle avait un chemin qui n’appartient qu’à elle, et qui se dessine juste au moment où elle l’emprunte. Très peu d’auteurs font cet effet-là. » Sauf peut-être Leonard Cohen, que Fortier relie d’ailleurs à Dickinson dans son roman.

Des écrivains comme Jorge Luis Borges ou Emil Cioran vouaient une admiration sans bornes à Emily Dickinson, dont l’existence mystérieuse, d’une extrême humilité, continue d'être fascinante aujourd’hui. Au cours d’une vie solitaire au sein de sa famille, qui se terminera dans la réclusion la plus assumée (elle refusait de recevoir les visiteurs), celle que l’on appelait « la dame blanche » aura écrit 1789 poèmes sur des bouts de papier cachés dans le tiroir de sa commode, et seule une petite douzaine aura été publiée de son vivant, alors qu’il n’existe qu’une photo d’elle. « Nous avons d’elle une image très éthérée, et je crois que ce personnage a occulté son œuvre », note Dominique Fortier.

De fait, sa poésie a été véritablement découverte assez tard, ses poèmes ayant été publiés dans leur intégralité, sans modification, seulement dans les années 50, quand on finira par la considérer pratiquement comme la fondatrice de la poésie américaine.

Une bouteille à la mer

On sent que Dominique Fortier, elle-même discrète, admire la vocation absolue de Dickinson pour la poésie et sa vie à l’écart, qui est selon elle « une existence parfaite d’écrivain ». Amoureuse du XIXe siècle, Fortier nous a offert des romans minutieux, d’une grande exigence – Du bon usage des étoiles, Les larmes de saint Laurent, La porte du ciel – et c’est d’ailleurs pendant la rédaction d’un gros roman complexe, sur lequel elle planchait depuis trois ans, mais qui ne fonctionnait pas du tout, qu’elle s’est lancée dans l’écriture de celui-ci. « J’avais besoin d’un refuge, d’une cachette. Je m’obstinais parce que j’étais rendue tellement loin, j’y avais mis tellement d’efforts, ça me rendait folle, c’était comme une corvée ! »

« Je me suis mise à écrire sur Dickinson à côté et ça m’a donné un répit, une bouffée d’air frais, et je me suis rendu compte qu’il était là, le livre que je devais faire. »

— Dominique Fortier

Sauvée par Dickinson, finalement ? « Oui, merci ! », répond-elle en éclatant de rire.

De plus, afin de réaliser un rêve de petite fille, elle a envoyé son manuscrit, signé d’un pseudonyme, par la poste, comme une bouteille à la mer, aux deux maisons d’édition françaises qui la font rêver depuis toujours : Gallimard et Grasset. À sa grande surprise, Grasset a répondu rapidement et le roman sera publié en France en 2020. « Les gens pensent souvent que l’édition, c’est du “pistonnage”, mais ce n’est pas vrai ! Et ça me fait particulièrement plaisir. Je voulais envoyer ce livre comme s’il avait été écrit par personne, que ce soit juste le texte. Et ils ont décidé de le publier. »

Trouver son centre de gravité

On remarque des liens entre son précédent roman, Au péril de la mer ,et Les villes de papier. Dans ces deux livres écrits par fragments, Dominique Fortier, qui n’a jamais été une grande adepte de l’autofiction, alterne entre la fiction et des éléments autobiographiques, où elle se questionne sur l’écriture, mais aussi sur la maternité, et ce qu’est un foyer. « C’est vrai, et ça ne me serait jamais venu à l’esprit, j’avais peut-être même quelque chose contre le principe, confie-t-elle. Je suis quelqu’un d’assez pudique. La raison pour laquelle je parle de ma vie, ce n’est pas parce qu’elle est si intéressante que ça, mais c’est le matériau que je connais le mieux et aussi une manière de continuer à parler de Dickinson, sous un autre angle.

« Je ne sais pas si c’est un hasard, si ce moment où je suis devenue mère, à 40 ans, coïncide avec une partie plus autobiographique qui perce dans mes livres », poursuit-elle.

« C’était une de mes grandes peurs, de ne plus être capable d’écrire. Finalement, ce n’est pas arrivé du tout, c’est plutôt comme si ça avait déplacé l’écriture dans ma vie, comme si mon centre de gravité avait changé. Plutôt que d’enlever quelque chose, ça a ajouté quelque chose que je ne suis pas capable de nommer tout à fait encore. »

— Dominique Fortier

Refusant la voie « psychologisante » pour expliquer l’existence monastique (et presque mystique) d’Emily Dickinson, capable de faire naître des univers en quelques vers sans quitter son jardin ou même sa chambre, Dominique Fortier s’en tient à ce qu’elle connaît le mieux : l’écriture, qui est avant tout un voyage intérieur. « Je pense qu’on a tendance à notre époque à aller chercher très loin quelque chose qu’on ne trouvera jamais qu’en soi-même. Dickinson s’occupait de son jardin et ce sont vraiment des activités connexes chez elle, écrire et faire pousser des fleurs. Elle n’était pas mariée, n’avait pas d’enfant, elle avait quelques proches, mais le centre de sa vie, c’était vraiment l’écriture, et on n’a pas l’impression que c’est une vie pauvre ou à quoi il manque quelque chose d’essentiel. »

Le plus beau au bout du compte est qu’en refermant le livre de Fortier, on a tout de suite envie d’ouvrir un recueil de Dickinson…

Les villes de papier Dominique Fortier Alto 185 pages

Extrait 

« Emily a passé sa petite enfance et sa vie adulte à Homestead, dont le nom laisse deviner qu’il s’agissait de l’incarnation même de ce qu’est un home – plus qu’une maison, un foyer ; plus qu’un foyer, le feu qui y brûle. Et comment se fait-il qu’en français nous n’ayons pas de meilleur mot pour nommer cela qui est le lieu non pas où l’on habite, mais celui où l’on vit – plus que le lieu, la vie elle-même qui y palpite ? »

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