CHRONIQUE

Les beaux malaises à la Maison du Père

Pourquoi ne pas faire une projection spéciale à la Maison du Père avec les artisans d’un film ?

Lorsque l’idée a été lancée par Ségolène Roederer, des Rendez-vous Québec Cinéma, elle n’a pas tout de suite fait l’unanimité. Certains éprouvaient des craintes et un malaise. La fête du cinéma québécois dans un refuge pour sans-abri, est-ce vraiment une bonne idée ?

« Mon équipe me disait : Les gens vont peut-être être mal, se rappelle la directrice générale de Québec Cinéma. Ils vont trouver qu’on arrive de l’extérieur et qu’on va trop bien d’une certaine façon… »

Qu’à cela ne tienne, l’idée a fait son chemin depuis cinq ans. Les craintes se sont finalement révélées non fondées. Si bien que cette projection spéciale est devenue un rendez-vous annuel incontournable de la grande fête du cinéma. Une parenthèse dans l’hiver et l’indifférence, où le cinéma provoque le dialogue là où il n’y avait que peur, malaise et préjugés.

J’y étais jeudi après-midi alors que Martin Matte, Mélissa Désormeaux-Poulin et le réalisateur Nicolas Monette étaient les invités spéciaux des gens de la Maison du Père à la suite de la projection du film Le trip à trois. Une rencontre touchante, qui a donné lieu à une succession de drôles et beaux malaises.

C’était la première fois qu’on autorisait une journaliste à assister à cet évènement « VIP » hors de l’ordinaire. Mais il y avait une condition à respecter : pas de photos – seul le photographe très discret de Québec Cinéma avait le droit d’en prendre. Parce que les « VIP », ici, ce sont d’abord et avant tout les hommes que l’on accueille, m’a expliqué Manon Dubois, directrice de la Maison du Père. « Une des choses importantes pour nous, c’est de préserver leur anonymat. Ils ont des familles. Ils ont leur dignité aussi. La présence de caméras les dérange. Si on veut que ce soit un moment de plaisir, il ne faut pas qu’il y ait de crainte. Avec des caméras, ils se sentent comme des animaux de cirque. »

On a souvent une vision infantilisante ou misérabiliste de l’itinérance. Mais ces gens ne sont pas différents de « nous », citoyens ordinaires, rappelle Manon Dubois. Personne n’est vraiment à l’abri de ce genre de naufrage.

« Beaucoup de gens sont à deux ou trois payes de se retrouver à la rue. Que ce soit pour un arrêt de travail pour une maladie, une mise à pied, une rupture familiale… Sur le plan psychologique, ça peut aussi chavirer très rapidement », explique Mme Dubois.

Un des buts de cette projection spéciale, c’est de redonner une certaine dignité à ces naufragés, exclus de la société, qui ont l’habitude d’être invisibles et ont souvent l’estime de soi dans les talons. « Dans la rue, c’est comme s’ils n’existaient pas. Très souvent, on ne les voit pas ou on les ignore. Parfois, ce n’est pas méchamment. C’est par préjugé. On se dit : “Il a voulu être là.” Parfois, c’est parce que les gens ne savent pas comment réagir. Il y a une certaine gêne. »

Dans ce contexte, organiser un tel évènement pour eux, c’est leur dire : « On est là. Tu vaux quelque chose. Tu es digne d’attention. Des gens se déplacent pour discuter avec toi. »

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Rue De La Gauchetière, dans la salle communautaire de la Maison du Père, près de 150 hommes étaient réunis. Parmi eux, Patrick, 39 ans, dans la rue pour la première fois de sa vie cet hiver, après une série de coups durs qui lui ont fait perdre son emploi et sa santé.

« Je suis content que vous soyez dans le même film parce que Martin est mon humoriste préféré et Mélissa, mon actrice préférée », a-t-il dit d’emblée, après la projection.

Au fil de ses nombreuses questions, on a compris qu’il était un des plus grands fans de Martin Matte à Montréal, se permettant même, de façon bienveillante, de lui donner ses conseils pour la suite de sa carrière. « Martin, je trouve que tu es super bon humoriste, tu es le top du top, mais tu le sais déjà… Je trouve que tu devrais faire un peu plus de films et de séries. C’était le fun de te regarder dans Les beaux malaises. Et là, dans le film, t’étais détaché de l’humoriste, t’étais sensible. Tes émotions, je les sentais. Moi, je trouve que t’es aussi bon comédien. »

L’humoriste a répondu avec son air pince-sans-rire habituel.

« Ben, merci, c’est bien gentil. Je suis très d’accord ! »

La majorité des questions portaient sur le métier d’acteur et de réalisateur. « Moi, si je veux être figurant dans un film, je laisse mon nom où ? »

Il y aussi eu des questions sur les coulisses de la scène finale du film Le trip à trois – une scène d’amour sur le toit d’une maison qui, même si cela ne paraît pas à l’écran, a été tournée par une journée très froide. Les acteurs, en petite tenue, ne l’ont pas trouvée drôle. « Est-ce qu’il y a une raison que ç’a été tourné une journée froide ? », a demandé un spectateur, provoquant des fous rires. « C’est une très bonne question », a répondu Martin Matte.

***

Dans la salle, les regards étaient pour la plupart attentifs et reconnaissants. Il y avait juste Argon, le chien de soutien émotionnel du refuge, qui tournait le dos aux vedettes du film. Il était beaucoup plus intéressé par ses amis de la Maison du Père, qui se relayaient pour le flatter. Premier chien MIRA à « intervenir » dans un refuge dans le cadre d’un projet pilote, il est ici une vedette à sa façon, maître dans l’art d’apaiser les hommes au moment toujours stressant de leur accueil au refuge. « On a beaucoup plus de participation lorsqu’il est là. Et les hommes, lorsqu’ils ne parlent pas, ils le flattent. »

Vers la fin de la rencontre, un homme a levé la main. « Faites-vous souvent des projections à la Maison du Père et des places comme ça ? »

Non, ont-ils avoué, un peu mal à l’aise. « C’est la première fois et c’est ben l’fun, a dit Martin Matte. Je suis bien content de vous rencontrer et d’être avec vous aujourd’hui…

— Merci d’être venu.

— Je suis très content d’être ici. Je vais rester quelques semaines… J’ai vu qu’il y a des chambres… »

Fous rires dans la salle.

« C’est 15 jours max ! a lancé un spectateur.

— Si tu fais des tâches, tu peux rester plus longtemps ! a renchéri un autre, en faisant allusion aux mesures de réinsertion sociale du refuge.

— Est-ce qu’il y en a des pas trop dures ? » a demandé l’humoriste en précisant qu’il pourrait toujours faire « des petites rénos » comme dans l’épisode loufoque des Beaux malaises où il tente sans grand succès d’installer lui-même une toilette chez lui.

La rencontre s’est terminée par des éclats de rire. « Est-ce que je pourrais avoir un autographe de monsieur Martin Matte ? C’est quand même pas rien que vous soyez venu à la Maison du Père ! »

« Qu’ils prennent le temps de venir ici, c’est super gentil », a dit Jean-François, qui s’est installé dans un coin pour lire après la rencontre.

Patrick, le grand fan de Martin Matte, avait les yeux qui brillaient. « Je suis content d’avoir rencontré Martin Matte. Parce que je pensais vraiment qu’il était fendant dans la vraie vie. Mais non ! Dans le fond, il est ancré un peu dans son personnage. Mais il est plus humain que ce qu’il laisse paraître. »

Les yeux des invités spéciaux brillaient tout autant. Mélissa Désormeaux-Poulin était touchée que des gens viennent les voir après la rencontre pour leur dire que leur présence leur avait fait du bien. Le réalisateur Nicolas Monette était heureux qu’on ait choisi pour eux une comédie, qui les change de leur quotidien. Et Martin Matte, après avoir lancé à la blague qu’il avait hésité à accepter l’invitation, avouait, ému, qu’il avait trouvé l’expérience belle et profonde.

« Je trouve que c’est noble comme cause. La Maison du Père, je connaissais ça de loin. J’ai trouvé ça le fun de venir voir les lieux et de venir voir le monde. C’est tripant de voir ces sourires, d’entendre les commentaires chaleureux, de signer des autographes. Ça me touche. Ça m’émeut. »

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