Deux semaines, jour pour jour, après la formation du nouveau conseil d’administration et l’entrée en fonction de la présidente de l’Ordre des ingénieurs, le gouvernement du Québec a remis en cause la capacité de l’organisme d’assumer sa mission de protection du public en décrétant hier sa mise en tutelle.
La ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, a appuyé sa décision sur le rapport que lui avait récemment transmis l’Office des professions, qui chapeaute les 46 ordres professionnels, dont l’Ordre des ingénieurs (OIQ).
Depuis deux mois, l’Office avait dépêché un observateur auprès de l’OIQ, qui a conclu à « plusieurs lacunes, tant dans la gouvernance que dans la régie interne ».
« Le fonctionnement efficace des activités de contrôle de l’exercice de la profession et la stabilité financière de l’OIQ sont affectés sérieusement, au point de remettre en cause la capacité de l’OIQ d’assumer sa mission première de protection du public », fait valoir le communiqué de presse publié par la ministre Vallée.
Peu de temps avant de rendre publique sa décision, la ministre Vallée avait prévenu la présidente de l’OIQ, l’ingénieure Kathy Baig. Jointe en fin de journée, M Baig n’a pas caché sa déception.
« Je n’ai jamais souhaité la tutelle, mais je respecte la décision. »
— Kathy Baig, présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec
M Baig interprète la mise en tutelle comme « un encouragement à poursuivre les efforts de la dernière année ». Le geste, qui constitue une première dans l’histoire des ordres professionnels, ne remet pas en question son « autorité de présidente », estime-t-elle.
De façon concrète, toutes les décisions du conseil d’administration seront soumises à l’approbation d’un comité de tutelle. Trois personnes désignées hier par le gouvernement y siégeront, dont le comptable François Renaud, qui connaît bien le rôle, la structure et la gestion des ordres professionnels puisqu’il a déjà présidé le Conseil interprofessionnel du Québec. M. Renaud agira comme tuteur avec l’avocate Johanne Brodeur, qui a été bâtonnière en 2013-2014 (soit la présidente de l’ordre professionnel des avocats, appelé le Barreau du Québec), et l’ingénieur Michel Pigeon, qui a été recteur de l’Université Laval (2002-2007) puis député libéral jusqu’en 2012.
D’autres détails quant aux conditions et aux modalités de la tutelle seront connus lors de la publication du décret gouvernemental. Une rencontre est toutefois prévue dès la semaine prochaine entre l’OIQ et le comité de tutelle.
La situation actuelle est le résultat d’une vague de crises qui touchent l’OIQ depuis plusieurs années et qui s’expliquent vraisemblablement par l’effet de ressac des scandales de corruption, de collusion et de financement politique occulte dans lesquels de nombreux ingénieurs et firmes de génie ont été impliqués.
Les problèmes ont fait exploser le nombre de plaintes à l’OIQ, qui n’avait pas les ressources nécessaires pour y faire face. Un nombre accru d’enquêtes entraînant une hausse des frais, la cotisation annuelle des membres a dû être augmentée. Mais voilà, les ingénieurs sont habitués depuis des décennies à payer une cotisation parmi les plus basses dans le système des ordres professionnels et, par effet domino, de ne faire l’objet que de très peu d’inspections et d’enquêtes.
Lors de la récente élection d’administrateurs et d’une nouvelle personne à la présidence (campagne menée, le printemps dernier, en catimini, interdiction étant faite aux candidats de parler aux médias), la question de la cotisation a revêtu une grande importance.
La nouvelle présidente élue, l’ingénieure Kathy Baig, était fière d’avoir, comme vice-présidente de l’OIQ, « aboli la hausse de cotisation de 100 $ ». Un adversaire issu des rangs d’Hydro-Québec dénonçait même le « gaspillage » de l’OIQ, qui, disait-il, investissait trop d’argent dans les enquêtes à la suite des révélations faites à la commission Charbonneau.
De nombreuses critiques se sont fait entendre sur le fait que l’OIQ aurait des allures de syndicat qui défend ses membres, les ingénieurs, plutôt que de protéger le public.
En 2014, les colonnes du temple avaient été ébranlées avec la destitution du comité exécutif et de la direction générale, en assemblée générale. Le gouvernement a alors chargé le D Yves Lamontagne et l’avocat Pierre Pilote (négociateur en chef sous le gouvernement Charest) d’analyser la situation.
« Climat de travail pourri » et nécessité de renflouer les coffres de l’OIQ qui peine à remplir sa mission, ont-ils tranché. Ils ont surtout recommandé la mise en tutelle de l’OIQ, dans une première version de leur rapport que le gouvernement souhaitait garder confidentiel.
Officiellement, l’OIQ a mis en place un comité de transformation pour faire virer de bord le paquebot. C’est Kathy Baig qui présidait ces travaux. Mais la confusion des rôles et des responsabilités de la direction générale et du conseil d’administration est demeurée entière.
Pendant ce temps, une autre crise se préparait et concernait le président d’alors, Jean-François Proulx, nommé, et non élu, pour « remettre de l’ordre à l’Ordre », comme il le disait lui-même. Comme l’a révélé , M. Proulx, qui était candidat à sa succession, est visé par de nombreuses allégations de harcèlement psychologique. La direction générale ira même jusqu’à interdire à M. Proulx d’entrer dans les bureaux de l’OIQ.
Lors de sa plus récente assemblée, le conseil d’administration a résolu, à l’initiative de M. Proulx, de déclencher une enquête interne pour connaître l’origine des fuites d’information dont aurait bénéficié . Cette décision survient alors que le gouvernement a déposé un projet de loi pour protéger les lanceurs d’alerte.