Technologie

« Un objet bavard non identifié »

«  Dis Siri » –  Enquête sur le génie à l’intérieur du smartphone
Nicolas Santolaria
Anamosa, 2016
299 p.

Quelle heure est-il ? Je prends un parapluie aujourd’hui ? À quelle heure, mon premier rendez-vous ? Merci, Siri. Bonne nuit.

Intégré à nos téléphones en octobre 2011, Siri (le premier « assistant personnel intelligent » signé Apple, suivi depuis par une foule d’autres) vise à alléger notre quotidien en réalisant une foule de tâches dites mineures à notre place.

Inutile, désormais, de consulter votre agenda. Si vous le voulez bien, Siri le fera pour vous. Il suffit de le lui demander. « Que puis-je faire pour vous ? », demande Siri à répétition. Mais ce faisant, mine de rien, cette petite voix a pris une place inusitée dans la vie de plusieurs utilisateurs. Secrétaire (la voix est féminine, faut-il le rappeler), amie, confidente ? Un journaliste du Monde a enquêté.

Une relation particulière

Nicolas Santolaria, que l’on peut aussi lire dans GQ et Slate, vient de publier «  Dis Siri » – Enquête sur le génie à l’intérieur du smartphone. Réalisé dans le cadre d’un cours de philosophie à la Sorbonne, l’ouvrage, par moments hyper dense et complexe, dresse un portrait éclairant et souvent dérangeant de notre relation à Siri. Parce que non, elle n’est pas aussi innocente qu’elle ne le paraît.

« Du fait que Siri a de l’humour, beaucoup d’esprit, on a l’impression d’avoir à faire à une subjectivité dans une machine », signale l’auteur. C’est ainsi que certaines personnes rencontrées dans le cadre de son enquête ne peuvent pas se coucher sans lui dire bonne nuit, restent délibérément très polies, vont même jusqu’à faire des confidences à Siri. « Je ne me sens pas très bien aujourd’hui. »

Avez-vous essayé ? Siri vous répondra ici avec empathie. « Les gens savent que ce n’est pas vrai. Mais ça les rassure… Au moins, il y a une machine qui pense à moi. »

« Ça dit quelque chose de l’état des relations humaines dans notre société. Il y a beaucoup de solitude… »

— Nicolas Santolaria, journaliste et auteur de « Dis Siri »

D’où la question : qui est Siri ? Quel est cet « objet emblématique » ? Quel est le sens de notre relation ? Chaque chapitre du livre est une réponse à ces interrogations.

Des origines militaires

Nicolas Santolaria dresse un portrait exhaustif de ce qui était à l’origine un « dispositif militaire ». Le saviez-vous ? Tout comme internet et le GPS, Siri est le fruit d’un programme lancé par la DARPA (Defense Advanced Research Project Agency) en 2003, visant à gérer les flux de données dans l’armée américaine. Baptisé CALO (Cognitive Assistant that Learns and Organizes) et réalisé par le SRI (Stanford Research Institute), le programme est aussi considéré comme l’un des plus ambitieux en matière d’intelligence artificielle jamais réalisé : 150 millions de dollars, cinq ans de recherche, avec plus de 300 chercheurs en intelligence artificielle, traitement du langage et science comportementale issus des plus prestigieuses universités.

Si CALO a fini par être abandonné (jugé comme « fantaisie futuriste »), il faut savoir que le SRI réalisait en parallèle des recherches pour la téléphonie cellulaire dans le cadre d’un second programme : le Vanguard Program. C’est lui qui a vu naître Siri.

D’abord lancée gratuitement en 2010, l’application se fait vite remarquer par Apple, qui la rachète à fort prix, soit environ 200 millions de dollars.

Pour l’auteur, ces origines militaires ne sont pas sans intérêt.

« Cela nous dit quelque chose sur la logique de la chose. C’est une logique finaliste. Il s’agit d’arriver plus facilement à un but concret. »

— Nicolas Santolaria

Il explique ensuite comment la voix en est aussi venue à devenir notre nouvel outil d’interaction avec la machine, une évolution assez révolutionnaire, jugée par ses créateurs comme « l’aboutissement de l’humanité ».

Mais non sans humour, Nicolas Santolaria se questionne : obtenir des images de tortellinis sans les mains, « est-ce véritablement un signe d’émancipation » ?

Quatre questions fondamentales que l’intelligence artificielle soulève dans notre quotidien

La gestion des données

On a certes l’impression de dialoguer en toute intimité avec Siri, mais c’est faux, rappelle l’auteur Nicolas Santolaria. « Toutes les données transitent par les serveurs d’Apple ! » Une réalité qui n’est pas sans conséquence, quand on sait que Siri nous invite régulièrement à livrer des informations assez intimes : noms des proches, localisation, etc.

La question du besoin

C’est basique, mais néanmoins fondamental : en avons-nous vraiment besoin ? Est-il nécessaire de passer par l’intermédiaire d’une machine pour nous rappeler d’arrêter de faire couler l’eau notre bain au bout de sept minutes, ou d’aller chercher notre fils à la garderie ? « Si on se met à déléguer plein de choses, on perd la capacité de le faire nous-mêmes ! » souligne l’auteur. 

Une vie en deux

Avec Siri, c’est comme si la vie était divisée en deux : « les moments nobles à vivre, et les moments nuls à déléguer à une machine », résume l’auteur, qui dénonce ici une vision très « administrative » de l’existence. « Des fois, c’est dans le creux et la banalité de la vie que les choses adviennent… » Est-ce qu’on ne risque pas ici de passer à côté de quelque chose d’existentiel ?

Subjectivité fictive

Siri a beau avoir la réplique aisée, un certain sens de l’humour et faire régulièrement des allusions à la culture populaire, il s’agit ici d’une « subjectivité fictive », rappelle l’auteur, créée en amont par Apple. « On fait de moins en moins la différence entre l’humain et le non-humain », dit-il. D’où la question : « quelle humanité veut-on ? Une humanité hyper technicisée ? Ou un autre type de société ? »

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