Théâtre

Empêcher les décors de prendre le bord

Chaque année, ce sont plus de 30 000 tonnes de décors de théâtre, de plateaux de télévision et de cinéma qui finissent dans des sites d’enfouissement. Une situation insoutenable aux yeux des artisans du milieu culturel qui ont fondé l’organisme Ecosceno, dont l’objectif principal est de récupérer les décors et de les remettre en circulation.

C’est la norme pour à peu près tous les théâtres et productions télévisuelles ou cinématographiques du Québec : sitôt les représentations ou les tournages terminés, les machinistes ou techniciens de scène balancent les décors construits à prix fort dans des conteneurs, qui sont acheminés vers les écocentres ou directement vers les sites d’enfouissement de la Ville.

C’est ce qu’ont confirmé près d’une centaine de producteurs et de compagnies de théâtre et de cirque à l’entreprise d’économie sociale Ecosceno dans le cadre d’une étude qu’elle a menée le printemps dernier. On parle d’environ 4 tonnes par production pour les grands théâtres et de 50 à 100 tonnes pour une production télévisuelle ou cinématographique.

Il y a des exceptions. Les productions engagées dans des tournées conçoivent leurs décors en conséquence et les récupèrent. Certains créateurs qui triomphent sur nos scènes entreposent leur décor pour un certain temps (à prix d’or), en espérant que leur pièce sera reprise. Quelques meubles ou accessoires de valeur sont conservés, prêtés ou donnés ici et là, mais sinon, à peu près tout est jeté.

C’est pour mettre fin à ce cycle que la comédienne et metteuse en scène Anne-Catherine Lebeau a cofondé Ecosceno avec ses complices Jasmine Catudal (scénographe et directrice du Théâtre de la Ville, à Longueuil), Isabelle Brodeur (directrice de production au Centre Phi) et Geneviève Levasseur (fondatrice du studio de design numérique Ingrid).

« Tout le monde est accablé », nous dit Anne-Catherine Lebeau, qui a été formée comme comédienne en Russie et qui travaille justement avec Robert Lepage sur une création à Moscou. 

« Les scénographes sont conscients que leur pratique professionnelle contribue au problème et ça les met de plus en plus mal à l’aise, parce que ça contrevient à leurs valeurs environnementales. »

— Anne-Catherine Lebeau, cofondatrice d’Ecosceno

Son projet d’entreprise Ecosceno, elle le réalise dans le cadre d’un mémoire de maîtrise à HEC Montréal, et les entreprises culturelles qu’elle a visées lui ont fourni toutes les données dont elle avait besoin pour concevoir son plan d’affaires. « Mon but n’est pas de montrer des gens du doigt, insiste-t-elle, mais d’aider les acteurs du milieu à trouver des solutions, même si ce n’est pas facile. »

Projet pilote avec Pixcom

Le premier projet pilote d’Ecosceno vient d’être réalisé. Il y a deux semaines, les décors de l’émission jeunesse Sapiens, produite par Pixcom (et diffusée par Radio-Canada pour la dernière année), ont été démantelés et recyclés à 95 %, indique Anne-Catherine Lebeau.

« On parle de 34 tonnes de matériaux qui ont été détournés de l’enfouissement pour être réutilisés intelligemment », insiste-t-elle.

Tout le mobilier préhistorique en styromousse a été récupéré par le parc d’attractions Woodooliparc, en Beauce. Les panneaux de décor serviront à concevoir un parcours d’Halloween aux Galeries de la Capitale de Québec, le plancher de linoléum a été récupéré par les productions Porte Parole (Annabel Soutar) pour leur spectacle Tout inclus (présenté à La Licorne) et les 30 tonnes de sable seront transportées dans une ferme bio de Sainte-Angèle-de-Prémont.

Le modèle d’affaires est simple. Ecosceno facture au client qui veut se débarrasser de ses décors la même somme qu’il aurait dépensée pour transporter ses déchets par conteneur dans un site d’enfouissement. Les matériaux récupérés sont ensuite vendus à des repreneurs.

« On bâtit une richesse basée sur la collaboration et non sur la possession », résume Anne-Catherine Lebeau. Mais pour jouer ce rôle d’entremetteur ou d’intermédiaire, elle doit mettre en place une savante logistique.

« L’objectif est de bâtir une base de données, de mutualiser les inventaires des théâtres et d’avoir notre propre entrepôt-magasin, énumère Anne-Catherine Lebeau, qui travaille au quotidien avec la directrice de production Judith Dufour-Savard. Notre objectif cette année est de comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. »

Duceppe embarque

La compagnie Duceppe, dirigée depuis un an par Amélie Duceppe, a mis le pied à l’étrier, même si elle est l’une des rares à posséder un grand entrepôt où sont conservés une partie des décors et accessoires de l’institution.

« Le pourcentage de récupération des décors [pour chaque production] est vraiment très bas, souvent même à zéro, convient-elle. Nous récupérons les meubles et parfois un plancher ou une porte, mais sans plus. »

Le jour où nous avons rencontré Amélie Duceppe et le codirecteur artistique de Duceppe, David Laurin, une demi-douzaine de (vrais) arbres qui faisaient partie du décor de l’émission Sapiens venaient d’être livrés à leur entrepôt pour une production à venir. Comme quoi le vœu d’économie circulaire d’Anne-Catherine Lebeau n’a rien d’utopique…

« Il y a quelque chose de traumatisant pour nous, et en particulier pour nos concepteurs, de voir les décors s’en aller au dépotoir. En même temps, on ne peut pas tout conserver, donc quand un organisme comme Ecosceno arrive, c’est pour nous une délivrance totale. »

— David Laurin, codirecteur artistique de Duceppe

Le but d’Ecosceno est d’être présente dès le stade de la conception, pour s’assurer que la compagnie ne produise aucun déchet. Duceppe s’est donc engagée à travailler avec l’entreprise pour deux de ses productions maison de 2020 : Les enfants, de Lucy Kirkwood et Fun Home – Album de famille, de Lisa Kron.

« Il faut être conséquent avec ce qu’on présente, ajoute David Laurin. Les enfants parle de transition énergétique. On ne peut pas parler d’écoresponsabilité et ne pas être écoresponsable… »

L’idée d’un catalogue en ligne sourit à Amélie Duceppe. « On pourrait voir ce qui est disponible avant de fabriquer notre propre décor. On le fait déjà de façon informelle. Le décor des Liaisons dangereuses a été récupéré par le Théâtre du Futur pour sa pièce Le clone est triste. Ça pourrait nous amener à changer notre mode de création. »

Les fabricants dans le coup

Dans son désir de réunir tous les acteurs de l’écosystème, Anne-Catherine Lebeau a inclus les Productions Yves Nicol, qui fabriquent de nombreux décors pour le théâtre, la télé et le cinéma.

Yves Nicol était présent à la première réunion d’Ecosceno pour discuter de la conception des décors de la future pièce Les enfants.

Alors, embêtantes, les exigences d’Ecosceno ? « Non, mais il faut les mettre en place, nous dit Yves Nicol. On peut travailler sur les quantités de rebuts en récupérant les matériaux bruts, sans colle, vernis ou peinture, mais ça nous force à revoir notre façon de travailler. Ça prend du temps, récupérer un décor. On a des solutions, mais c’est sûr qu’il y a un coût à ça. »

Yves Nicol croit au projet d’Ecosceno, mais selon lui, l’organisme doit impérativement avoir son propre entrepôt s’il veut gagner son pari.

« Pour créer ce réseau et donner une deuxième ou une troisième vie à ce qui est construit, il faut des locaux. Ça prend quelqu’un qui est capable de gérer les inventaires pour faire le lien entre tous les intervenants du métier. »

« Ce qu’ils sont en train de bâtir, ça pourrait être financé par le Fonds vert du gouvernement. On n’a pas le choix de changer nos façons de faire. »

— Yves Nicol, producteur de décors

Bon an, mal an, l’entrepreneur maintient son chiffre d’affaires, même si son défi actuel est plus lié aux technologies numériques.

« Aujourd’hui, les décors sont projetés sur les scènes ou sur des écrans, donc il y a beaucoup moins de construction, donc moins de rebuts aussi. À la fin des années 90, début des années 2000, on pouvait avoir 75 000 $ pour faire un décor pour un Gala de l’ADISQ ; aujourd’hui, on va chercher de 10 000 à 15 000 $, le reste, c’est des locations Solotech… »

« On tourne vert »

Autre initiative digne de mention : Québecor et le Bureau du cinéma et de la télévision, en collaboration avec le Conseil québécois des événements écoresponsables, ont annoncé le printemps dernier un plan d’action intitulé « On tourne vert » pour rendre les tournages écoresponsables.

L’objectif est le même que pour Ecosceno : réduire les déchets qui vont dans des sites d’enfouissement, contribuant à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre.

« Les producteurs de cinéma américains doivent maintenant remplir des rapports d’écoresponsabilité, nous dit encore Anne-Catherine Lebeau. C’est dans l’air du temps. Une étude récente indique que la pollution générée par l’industrie du cinéma est la deuxième en importance aux États-Unis après le pétrole. Donc, il est plus que temps d’agir. »

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