Quand la frontière inquiète les entreprises
Passer la frontière ? « Chaque fois, c’est un stress. » Ingénieur en robotique, Jonathan a fait de nombreux séjours aux États-Unis pour superviser l’installation d’un système de peinture automatisé dans le domaine aéronautique qu’il a conçu pour son employeur, une firme québécoise spécialisée.
Il ne veut pas que son nom complet soit cité, justement par crainte de répercussions à la frontière, où l’interrogatoire est une étape aussi désagréable qu’inévitable.
« Quand on nous demande quel est le but de notre visite, dès qu’on répond que c’est pour le travail, les questions commencent », décrit-il.
La qualité de l’accueil dépend de la qualité de sa réponse. « On dit qu’on ne va pas travailler, mais superviser l’installation d’une machine. »
Certains douaniers sont plus pointilleux. « Ils vont te demander : pourquoi une compagnie canadienne ? Parce qu’on a remporté la soumission. Pourquoi toi plutôt pour qu’un autre ? Parce que c’est moi qui ai conçu la machine. »
« Il arrive que si tu es un petit peu nerveux, si tu réponds mal à une question, ils te mettent de côté, ils te font entrer dans la salle. »
Des procédures tatillonnes ? Elles risquent de se durcir encore.
« Visiblement, il y a un climat de vérification beaucoup plus approfondi aux frontières américaines », observe Me Julie Lessard, avocate spécialisée en droit de l’immigration du travail au cabinet montréalais BCF.
Les entreprises canadiennes doivent s’assurer de la conformité de leurs procédures quand elles envoient un de leurs employés en mission au sud de la frontière. Le vieux truc consistant à ajouter un sac de golf à ses bagages pour prétendre à un voyage de loisir ne fonctionne plus, dit-elle.
Elle cite en exemple une mésaventure qui s’est produite il y a quelques semaines. Un Québécois se rendait aux États-Unis pour un séjour de quatre jours chez un client.
« Il allait donner de la formation, ce qui, dans plusieurs cas aux États-Unis, requiert un permis de travail. » Son employeur lui a plutôt demandé de dire qu’il s’y rendait pour réunion, lettre à l’appui.
« Quand ils l’ont questionné, les douaniers ont compris que ce n’était pas une réunion, qu’il allait donner de la formation pour laquelle il était rémunéré. L’individu a été banni des États-Unis. Banni à vie. »
— Me Julie Lessard
Pour les entreprises canadiennes, ce zèle douanier, alimenté par la rhétorique trumpienne, s’ajoute aux incertitudes sur le sort de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). De leur côté, les grandes entreprises américaines craignent que se tarisse l’apport des travailleurs étrangers hautement spécialisés.
« Ça a créé une zone de réflexion très importante chez nos clients », observe Me Lessard, qui est responsable de l’équipe stratégique de mobilité globale des employés chez BCF – la plus importante au Québec, avec près de 30 personnes, indique-t-elle.
« Les américaines regardent le Canada comme un plan B. Les canadiennes nous consultent pour être prêtes, pour s’assurer que leur modèle d’affaires ne sera pas impacté. »
Ce préoccupant portrait a toutefois sa part de lumière. « Tout ça peut avoir un aspect extrêmement positif pour le Québec », observe Julie Lessard, sur la foi d’une récente visite à New York.
« Dans 80 % des rencontres que j’ai eues, une des questions principales à l’ordre du jour était : est-ce que ça va être plus facile d’attirer du talent à Montréal qu’à New York ? »
Le décret présidentiel et les rumeurs de modifications au permis de travail H-1B mobilisent les entreprises de haute technologie.
Le permis H-1B est un visa de travail temporaire accordé aux professionnels hautement spécialisés. De nombreuses entreprises américaines dépendent de leurs compétences.
« En 2007, quand Microsoft avait ouvert son grand centre à Vancouver, c’était à cause de la chute du nombre de H-1B et de l’incapacité d’attirer des travailleurs aux États-Unis », rappelle Me Lessard. D’autres entreprises américaines avaient suivi son exemple.
Un climat similaire s’installe présentement au sud de la frontière. « Je pense que le Québec aurait avantage à se mettre à l’avant sur la scène, comme Vancouver l’a fait, et à s’offrir aussi comme terre d’accueil pour le talent. »
Le resserrement réel ou annoncé des contrôles va forcer les entreprises québécoises à dépoussiérer leurs procédures de déplacements transfrontaliers.
« Qu’est-ce qu’on transporte ? Avec quels documents doit-on voyager ? Comment doit-on traiter avec les officiers américains ? Ce sont toutes des questions qui sont de plus en plus importantes pour les entreprises qui veulent faire des affaires aux États-Unis », exprime Julie Lessard.
« Il faut développer les politiques appropriées pour que ça se passe le mieux possible. Plus on est proactif dans ça, plus notre modèle d’affaires sera efficace, et plus on sera compétitif. »
« Et si on peut ajouter en plus la possibilité de faire grandir nos équipes ici parce que le talent est ici, en gardant nos activités ici, on a un modèle d’affaires gagnant. »
Après une pause, elle ajoute : « Amenez-en un autre décret anti-immigration, on va y trouver un côté positif ! »