États-Unis

Misère à Las Vegas

C’est la cité scintillante de stars et de casinos, de fontaines jaillissantes et de buffets mirifiques jusqu’au bout de la nuit… Mais en 2008 la récession a frappé. Aujourd’hui, ses faubourgs, ses taudis et ses égouts ont récupéré les âmes errantes du pays, persuadées que, par la magie de Vegas, elles peuvent encore se refaire.

Las Vegas, — Nevada — Au bout du Strip, l’avenue des légendaires casinos, les jets privés se posent et se reposent sur le tarmac de l’aéroport. Il y a là l’avion de Britney Spears, celui de Céline Dion et ceux des autres grands « winners » de la contrée du roi dollar. À deux pas, des myriades de touristes font la queue pour s’offrir des selfies devant un panneau luminescent indiquant, tel le Cerbère des Enfers, qu’ils sont en passe d’entrer dans la ville du péché.

L’enfer, John, 57 ans, le connaît bien : il travaille dans l’épicerie d’une station-service, sept jours sur sept, de 23 heures à 7 heures. C’est le quart dit « du cimetière » (« graveyard shift », l’équipe de nuit) car, pour tenir le rythme, beaucoup préfèrent la meth (la métamphétamine, une drogue qui vous lamine en quelques semaines) au café. Au petit matin, fourbu, il descend dormir six pieds sous terre, dans un tunnel d’évacuation d’eau qui serpente sous l’aéroport et débouche derrière l’un des plus grands complexes hôteliers de la zone. C’est presque à même le bitume qu’il s’accorde le repos du guerrier.

À sa tête, quelques bouteilles de soda ; à ses pieds, un récipient d’urine soigneusement écarté. Si on l’écoute, son coin est « assez confortable » : il peut aller prendre sa douche avec les camionneurs en marchant moins de 1 kilomètre, la lumière du jour n’est pas si loin, son matelas est assez épais, ses voisins ne sont pas trop embêtants. Il n’y a pas de factures d’électricité à payer et, si un orage devait éclater, il pourrait voir venir le mur d’eau de loin pour ne pas « crever comme un rat », à l’instar de sa voisine, emportée cet été.

Malgré tout, John aurait préféré une autre histoire que celle qui l’a mené de Floride à ce lieu perdu. Et si se plaindre n’est pas trop son genre, il a son amertume : « Ma grand-mère m’a souvent raconté l’émotion qu’elle avait ressentie quand elle avait ouvert un réfrigérateur pour la première fois. Je sais que les éléments de confort minimal, comme allumer la lumière, ouvrir un robinet, peuvent sembler acquis pour toujours… et disparaître comme ça ! » Il claque des doigts.

« La ville de l’arnaque »

Le destin de John est loin d’être rare dans la cité des néons qui promet tous les mirages. Il suffit d’ouvrir les yeux pour les voir, ces âmes errantes. Elles mendient devant les fontaines du Bellagio, comme le tout jeune vétéran Scott et son épouse, Lisa, qui attendent dans la crasse du trottoir de rassembler assez d’argent pour rentrer en bus à New York. Ainsi que Randall et son chien, Gandalf, qui partagent leur spot avec une vingtaine d’autres compagnons d’infortune et font la manche à l’entrée des centres commerciaux.

Ils dorment, stockent leurs biens, défèquent dans les plates-bandes du Casino Paris, hantent les parkings, gisent dans les ruelles, ramassent derrière les touristes les canettes qu’ils revendent pour quelques sous…

Ce sont des travailleurs précaires, des chômeurs, des drogués, des échappés de l’asile, des exilés, des artistes mal arrimés.

Au printemps 2016, deux études tirent coup sur coup la sonnette d’alarme. Le journal de l’Association médicale américaine annonce que le comté de Clark a la plus faible espérance de vie pour les pauvres aux États-Unis : ici, une femme indigente vit un an de moins que dans le reste du pays. Et l’Institut Brookings, lui, indique que la misère à Las Vegas n’est plus rampante mais grandissante : en 2011, trois ans après le début de la récession, 13,5 % de sa population métropolitaine vit sous le seuil de pauvreté. Entre 2000 et 2011, elle a explosé de 101,7 % dans le centre et de 139,3 % dans les quartiers. Car, oui, c’est loin des casinos qu’elle est le plus criante. Dans ces zones oubliées des riches, non desservies par les quelques bus et où les anciens motels délabrés le disputent aux trailer parks (parcs de maisons mobiles) labyrinthiques. Entre Charleston Boulevard, Mojave Road, Stewart et Eastern Avenues, six habitants sur dix vivent sous le seuil de pauvreté. Et ça, l’office de tourisme se garde bien de le dire ! 

Matthew O’Brien a partagé la vie de ces oubliés. Ce journaliste trentenaire, chargé de travaux dirigés à l’université du Nevada, a vécu comme eux dans des appartements à la semaine des quartiers nord, squatté les motels des années 1950 dépouillés de leur pittoresque d’antan et dormi dans les tunnels.

« Vegas, par son existence même, participe à créer des sans-abri. Les personnes peuvent sombrer à chaque coin de rue. »

— Le journaliste Matthew O’Brien

M. O’Brien a condensé cette expérience dans un ouvrage brillant intitulé Sous les néons. Vie et mort dans les souterrains de Las Vegas (éd. Inculte).

 « Comme à Détroit, beaucoup de gens sont venus ici pour profiter du plein-emploi, puis la récession a frappé et ils se sont retrouvés coincés en plein désert. Et une fois que tu es dans la pauvreté ici, tout te pousse à faire des mauvais choix : alcool, drogue, prostitution, argent facile… Si, au final, c’est toujours la « maison » [le casino] qui gagne, c’est vite oublié quand on est dans la misère. »

Angel ne le contredirait pas. Environnée de tous ses sacs, cette dame d’un certain âge trempe ses lèvres dans un immense gobelet de café à la terrasse d’une célèbre chaîne américaine. Ancienne inspectrice de santé publique du Nevada, une erreur médicale et l’avidité des organismes de crédit l’ont jetée sur le trottoir il y a cinq ans. Depuis, elle a établi une sociologie du pauvre de Vegas : « Il y a ceux qui peuvent se payer des nuits, de motel en motel, ceux qui vivent dans leur voiture, ceux qui ont un chariot et ceux qui n’ont même plus envie de se lever ni de se laver. »

Selon elle, Las Vegas est « la ville de l’arnaque : un endroit dur à nul autre pareil. Les gens sont souvent déjà indigents, ils pensent se refaire et repartir chez eux mais, en réalité, ils perdent tout et n’ont plus de raisons de repartir ». La dame n’a pas toutes ses dents mais adore relater des anecdotes à qui veut les entendre. Sa favorite : « Y a une histoire que l’on se raconte entre rejetés. En 1985, un prince d’Arabie aurait perdu son palais et son avion privé ici et serait depuis devenu un clochard méconnaissable. »

Quand les associations remplacent les services publics

Rouler dans Las Vegas, c’est voir du vide. Accolés aux buildings, à l’aéroport, aux centres commerciaux, de gigantesques terrains vagues semblent attendre. Encombrés de prospectus qui s’envolent et recouverts par la poussière du désert, ils n’ont pas toujours été ainsi. Auparavant, c’étaient Sky Vue, Mobile Home Park, Shady Acres ou Oasis Trailer Park, de vastes zones où les très pauvres pouvaient vivre pour pas cher. Des bidonvilles américains rasés en 2004, 2005 et 2006 pour laisser la place à de nouveaux établissements de loisirs et régler le problème à la truelle. La crise de 2008 n’a pas donné à ces hectares de terre la possibilité de connaître une seconde vie. Quant à leurs habitants, ils ont tout bonnement été considérés comme perdus.

Une étude, The Gap : The Affordable Housing Gap Analysis 2016, publiée en mars 2016 par la Commission nationale des HLM (NLIHC), a montré que, malgré la misère grandissante de ses contribuables, le Nevada est l’État le plus concerné par le manque de HLM avec seulement 17 logements pour 100 foyers touchés par l’extrême pauvreté (loin derrière l’Alaska et la Californie avec 21 logements pour 100 foyers).

Pas étonnant que dans cet État dénué de taxes fédérales les indigents soient les dindons de la farce : il n’y a pas d’argent public pour pallier l’échec du rêve américain. 

Pour faire face aux manquements du service public, nombreux sont les volontaires et associatifs qui se mobilisent quotidiennement. Le Secours catholique, la Croix-Rouge, l’Association nationale des vétérans travaillent dans l’urgence, comme dans tout le pays. Des projets locaux accomplissent de vrais miracles. Non loin des fameuses chapelles de mariage, Ronald C. Moore a créé en 1991 les Homes for Youth (maisons pour la jeunesse). Il héberge chaque année plusieurs dizaines de jeunes adultes échappés de leurs foyers d’accueil, perdus dans la drogue, trop vulnérables pour la rue : « La vie de sans-abri dans les rues de Vegas est un système d’abus quotidien pour les jeunes. » Pour entrer ici, il faut être sobre ou vouloir le devenir, faire des études ou travailler. « Un cercle vertueux », glisse dans un sourire le vénérable monsieur.

Sous-alimentés, les enfants s’endorment en cours

De l’autre côté de la ville, près d’un impressionnant entrelacs d’autoroutes, un phare dans la nuit accueille chaque jour depuis 1970 des centaines d’âmes perdues de la métropole. C’est la très chrétienne Las Vegas Rescue Mission. Organisés en blocs, plusieurs hectares avec église, logements, aires de jeux, marché d’occasion et cabinets médicaux sont dédiés aux sans-abri.

En ce dimanche soir, après 17 heures, le réfectoire est plein à craquer : près de 200 personnes, hommes à longue barbe broussailleuse, femmes joviales et enfants mal coiffés, dînent ensemble. Ceux qui les servent ont un sourire de vainqueurs, qu’ils soient dévots bénévoles ou bénéficiaires du programme de réinsertion qui fait la fierté de la direction. « Nous avons 32 000 donneurs, 18 000 bénévoles, un médecin quatre jours par semaine, des partenariats avec Starbucks, les casinos et l’organisation Chefs to End Hunger, pour que rien ne soit gâché », souligne Bob David, manager et fier volontaire. Mais c’est avec la banque alimentaire locale Three Square que la mission a tissé le partenariat le plus fort.

Tous les jours, les camions de l’association apportent quantité de repas et remplissent les sacs à dos des enfants des collèges et des lycées concernés. « La faim, aux États-Unis, c’est pernicieux : ce sont des enfants qui s’endorment pendant les cours parce que leur petit déjeuner, c’est un paquet de chips et leur dîner, un paquet de chips », explique la souriante Alexis Merz tout en présentant un menu santé à des enfants rebutés par la verdure dans le réfectoire du Pearson Center. Selon le responsable pédagogique, Michael, « à partir du 15 du mois, les enfants dorment en classe ».

« À Vegas, les gens qui souffrent de la faim vivent dans des zones sans supermarché. S’ils veulent acheter une pomme, ils doivent la payer 1 dollar la pièce à la boutique de la station-service au lieu de 80 cents le kilo dans un Walmart qui se situe à une heure de bus. Ils se nourrissent donc très mal et irrégulièrement. »

— Alexis Merz

Le comté de Clark a le cinquième pire niveau du pays en ce qui concerne l’insécurité alimentaire des enfants : ici, un bambin sur quatre ne sait pas quand il aura à manger.L’organisation Three Square, créée en 2007 par le magnat Eric Hilton, propose une aide alimentaire à l’américaine, tout en grandiloquence. En 2016, 33 millions de repas ont été distribués à plus de 1300 partenaires dans la communauté du Nevada du Sud.

Dans les locaux de la banque alimentaire, ça fourmille : des centaines de volontaires – lycéens, handicapés mentaux, retraités – préparent la nourriture pour plus pauvres qu’eux. Ce mardi matin, dans le hangar aux dimensions titanesques, un raffut s’échappe d’une joyeuse troupe. Ce sont les salariés du groupe de casinos Dotty’s venus préparer des sacs de courses familiaux lors d’un « team building humanitaire ». Après une sommaire description des bienfaits de l’opération, les employés du mois passent à l’attaque. La chaîne a déboursé une somme substantielle (nous en ignorons le montant) pour cette opération gagnant-gagnant, « plus impactante qu’un laser game », nous explique Anders, le responsable « team building », alors même que misère et casinos fonctionnent en vases communicants dans cette contrée.

Motivés par le chrono, les salariés remplissent sac sur sac de pommes rouges et gourmandes, en écartant soigneusement les avariées. La musique remplit les cœurs généreux d’une énergie tout altruiste qui se solde par un bilan honnête : « Les gars, avec ce défi à 544 sacs, vous avez directement impacté la vie de 10 000 personnes, vous pouvez vous applaudir », gesticule Anders. C’est l’équipe du jeune manager Chris qui remporte la victoire de l’efficacité, et ce grand brun est fier quand il remet son badge de leader à la salariée de Three Square : « Oui, c’était drôle ! J’ai appris plein de choses sur la coopération avec mes collègues et comment constituer une équipe qui marche. Et, effectivement, je n’étais pas conscient que des gens avaient faim dans mon propre pays. Du coup, peut-être que maintenant je m’investirai ! »

De l’autre côté de la ville, dans le tunnel, c’est un gaillard qui parle aux murs que l’on retrouve assis dans ses appartements souterrains. « Je vous jure, c’est Sharon [sa compagne disparue] qui vient me prévenir qu’il va se passer un truc », bêle cet homme aux yeux écarquillés qui se gratte un peu partout. C’est Kregg, « monsieur le maire » des tunnels. Natif de l’Indiana, il a joué à Vegas toutes les économies de sa carrière de camionneur. Il avait perdu son épouse d’un lupus, puis son père ; il n’avait « plus rien à perdre ». Après des années d’addiction et de pauvreté extrême, Kregg préfère son palace sous terre aux foyers de sans-abri, où l’on ne peut pas arriver ivre et où pullulent les punaises de lit.

« Regardez dans mon sac, il y a un ordi flambant neuf car je me suis refait au casino. Ici, tout est possible : on peut être pauvre et, tout d’un coup, un peu riche. » Pour l’heure, il décide de refaire surface pour profiter de l’offre « Un burger acheté, un burger offert » au fast-food. Il compte ses pièces. « Ça sent la pluie, moi, je vous le dis, va falloir surélever les matelas. »

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