Le Nunavik et la police

Une part disproportionnée des interventions

Population

Proportion de la population du Québec (8 394 034 habitants) que représente celle du Nunavik (13 623 habitants)

Enquêtes du BEI en 2017

10,2 %

Proportion des enquêtes du BEI ouvertes l’an dernier qui portent sur le Nunavik

Sur 49 enquêtes ouvertes par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) l’an dernier, 5 portent sur le Nunavik : 3 pour des décès et 2 pour des blessures graves survenus lors d’interventions policières. Depuis la création du BEI, en 2016, 18 personnes ont été abattues par la police dans la province. Trois d’entre elles l’ont été dans le Grand Nord, une fréquence 100 fois plus importante que pour l’ensemble de la province.

« 2017 n’a pas été une bonne année »

« C’est sûr que 2017 n’a pas été une bonne année au niveau des interventions qui se finissent mal », a indiqué Michel Martin, ancien chef de police et nouvel adjoint exécutif du Corps de police régional Kativik (CPRK), en entrevue téléphonique. Le policier de carrière tient tout de même à souligner le nombre très important d’interventions effectuées par ses agents, malgré la faible population du Nunavik. Le corps de police a ouvert plus de 11 000 dossiers de nature criminelle l’an dernier. « Il y a pas mal de dossiers au niveau de la violence, a-t-il continué. Il y a 70 % des dossiers en lien avec l’alcool. » À son avis, ces deux caractéristiques compliquent les interventions de la police.

Umiujaq déjà frappé

L’intervention visant Maina Aculiak était la seconde en quelques mois à se terminer de façon dramatique. Le 28 décembre 2017, le jeune David Sappa avait été abattu par la police alors qu’il avait lui aussi un couteau dans les mains, près du gymnase communautaire. « Je ne crois pas qu’il allait faire de mal à quiconque. Peut-être seulement à lui-même », a affirmé sa sœur Sarah Sappa, rencontrée dans la maison familiale d’Umiujaq à la mi-mai. La famille croit que les policiers auraient dû intervenir autrement.

Des Taser en renfort

Afin de fournir à ses policiers un autre moyen de contrôler les individus en crise qui posent un danger à autrui, le CPRK a fait l’acquisition de pistolets à impulsion électrique qu’il distribue graduellement. « Nous planifions avoir au moins un pistolet à impulsion électrique dans chaque communauté dans le futur », a indiqué l’organisation lors d’une rencontre tenue la semaine dernière avec le gouvernement régional et rapportée par le journal local Nunatsiaq News. « Le CPRK explore aussi la possibilité de faire l’acquisition d’autres armes intermédiaires non létales. »

Des policiers trop jeunes et trop blancs ?

75 % des policiers du CPRK sont dans la vingtaine

38 % y travaillent depuis moins de six mois

2 % sont inuits

Les policiers non autochtones déployés dans les communautés autochtones au Québec, notamment au Nunavik, sont trop jeunes, trop peu formés et quittent trop rapidement leur poste, selon un professeur de criminologie de l’Université du Québec à Trois-Rivières qui a témoigné sur la question. « Il y a un taux de roulement qui est énorme, et les jeunes policiers autochtones abandonnent le métier très rapidement », a déploré Marc Alain en entrevue téléphonique. « Il y a des policiers qui vont dans les régions éloignées pour “faire leur purgatoire” et ensuite revenir vers les centres. C’est un problème. […] Ils ne connaissent à peu près rien de la réalité autochtone. »

UMIUJAQ

HEURTÉE PAR LA POLICE, PAS D’ENQUÊTE

UMIUJAQ ET MONTRÉAL — La police des polices a refusé d’ouvrir une enquête sur une femme inuite dont un poumon a été perforé, des organes vitaux ont été lacérés et plusieurs os, cassés lorsqu’elle a été volontairement frappée par une camionnette de police, en avril, a appris La Presse.

L’organisation a jugé que « l’information portée à sa connaissance ne rencontrait pas la définition » du terme « blessures graves ».

Après avoir été évacuée par avion, Maina Aculiak a passé un mois aux soins intensifs dans la foulée de la brutale intervention survenue début avril dans le village nordique d’Umiujaq. La femme de 48 ans, petite et menue, a d’abord été intubée, puis a reçu de l’oxygène par un trou percé dans sa gorge par les médecins. Elle est sortie de l’hôpital il y a une dizaine de jours et se trouve maintenant dans un centre de réadaptation montréalais.

Selon le traumatologue qui l’a soignée à l’Hôpital général de Montréal, ses blessures répondent triplement aux critères pour le déclenchement d’une enquête par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI).

Le Corps de police régional Kativik (CPRK) limite les informations diffusées au sujet de Mme Aculiak parce qu’une plainte en déontologie a été déposée par un témoin. Le BEI refuse de dévoiler l’information reçue du CPRK.

Mme Aculiak, qui a des problèmes de santé mentale, aurait proféré des menaces de mort avant la collision. Selon la police, elle avait un couteau dans la main et se trouvait dans une rue du village. Elle affirme qu’elle n’avait pas l’intention de faire de mal à quiconque.

La proportion de dossiers ouverts par le BEI qui concerne le Grand Nord québécois (et donc des interventions policières qui finissent avec un décès ou des blessures graves) est extrêmement élevée. Alors que la région représente moins de 0,2 % de la population du Québec, l’an dernier, plus de 10 % des cas la concernaient, avec trois morts et deux blessures graves.

Maina Aculiak et sa famille cherchent maintenant des réponses à leurs questions. « Personne ne m’a expliqué », a-t-elle déploré fin mai, de son lit à l’Hôpital général de Montréal, par la voix d’une interprète. Son conjoint, rencontré à la mi-mai à Umiujaq, a demandé une enquête sur l’intervention.

« J’aimerais en savoir plus. La police n’est jamais venue me voir pour m’expliquer pourquoi. Ils ne sont jamais venus. »

— Paul Tookalook, conjoint de Maina Aculiak

« Ce sont des blessures graves »

Au téléphone, le Dr Jeremy Richard Grushka fait la liste des blessures subies par Mme Aculiak, qui a autorisé La Presse à accéder à son dossier médical : plusieurs côtes cassées, six vertèbres fracturées, bras gauche cassé, hématome à la tête, poumon droit perforé (par les côtes cassées), foie et rein droit lacérés. « Tout ça, c’est l’impact de la voiture », a-t-il dit.

En raison de ses blessures, elle a développé une inflammation des poumons. « Elle a eu beaucoup de difficulté avec la respiration dans les premières 24 heures, alors il a fallu l’intuber », a continué le médecin. « Elle est restée intubée pendant 22 jours » et a contracté une pneumonie pendant ce temps, avant de subir une « trachéotomie et une gastrotomie ».

« Ce sont des blessures graves », a évalué sans hésiter le Dr Grushka, soulignant l’hospitalisation de « presque deux mois ». Selon le professionnel de la santé, le cas de Mme Aculiak correspond à trois des quatre scénarios où une enquête du BEI est déclenchée à la suite de blessures causées par une intervention policière. Il suffit normalement qu’un seul de ces critères soit rempli pour ouvrir une enquête.

Critères gouvernementaux

OUI Une blessure physique nécessitant une intervention de maintien en vie.

À titre d’exemples : intubation, ventilation assistée, réanimation cardiorespiratoire et contention d’une hémorragie grave

OUI Une blessure physique résultant en des conséquences importantes sur les fonctions physiologiques de la personne blessée.

À titre d’exemples : fracture du crâne, perte de conscience et amputation d’un membre

NON Une blessure physique ayant des conséquences importantes sur les fonctions motrices de la personne blessée.

À titre d’exemple : une paralysie totale ou partielle des membres ou du tronc

OUI Une détérioration de l’état physique de la personne blessée nécessitant une hospitalisation aux soins intensifs.

— D’après le Dr Jeremy Grushka

Le médecin estime que Mme Aculiak a été relativement « chanceuse » malgré tout : les blessures qu’elle a subies risquaient d’entraîner des saignements importants, mais qui ne se sont pas avérés. « Ce ne sont pas des blessures qui vont la laisser avec des effets secondaires à vie », a-t-il ajouté.

Des remplaçants

Selon nos informations, ce n’était pas la première fois que Mme Aculiak proférait des menaces de mort. Les policiers qui sont habituellement assignés à Umiujaq savaient comment gérer ses crises et qui appeler en renfort.

Début avril, toutefois, ce sont des remplaçants qui se trouvaient dans le village : ils ne connaissaient pas Mme Aculiak. Deux sources ont aussi confirmé que l’un des policiers impliqués dans l’intervention avait vécu un triple meurtre à l’arme blanche moins d’un an plus tôt dans le village d’Akulivik.

« Lorsque la femme a vu le véhicule de police, elle a commencé à courir en direction d’une maison », a affirmé le CPRK dans une déclaration par écrit. « Les policiers ont intercepté et arrêté la femme afin de prévenir toute blessure à autrui. […] Les policiers ont fourni les premiers soins sur place et ont demandé l’intervention de professionnels de la santé. »

Selon son conjoint, Paul Tookalook, les problèmes de santé mentale de Mme Aculiak ont été aggravés par une intervention de la protection de la jeunesse il y a quelques années : les services auraient retiré son fils du domicile familial et l’auraient envoyé dans un autre village alors que sa mère n’était pas à la maison. Selon lui, Mme Aculiak a été informée de cette intervention très tardivement, ce qui lui a causé beaucoup de détresse.

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