Opinion

Quelle indemnisation pour les victimes d’aléa thérapeutique ?

Devant l’aléa thérapeutique, les victimes se retrouvent sans autres ressources que celles prévues par les régimes d’invalidité. C’est un exemple parmi bien d’autres que documentait récemment Yves Boisvert dans La Presse (« Pour un no-fault médical », 10 novembre 2017), citant Fiocco c. De Varennes, une décision rendue par la Cour supérieure le 2 novembre dernier.

À cette occasion, le juge Benoît Moore conviait les acteurs interpellés par l’enjeu à repenser le cadre juridique actuel, sachant « qu’un cas comme celui en l’espèce soulève, une fois encore, la question de l’adéquation du régime du droit commun de la responsabilité civile, fondée sur la faute et l’imputabilité personnelle avec l’indemnisation des accidents thérapeutiques », soulignant au passage qu’un tribunal « ne peut rendre une décision de cœur. Il doit appliquer la règle de droit, laquelle en l’espèce repose sur la faute ».

L’invitation de la Cour supérieure s’inscrit dans la foulée d’exhortations lancées sporadiquement dans notre communauté juridique (Rapport Krever en 1997, Rapport Francoeur en 2001, Robert Tétrault, « Les erreurs médicales et la sécurité des patients : qui a peur du no-fault ? », Le Devoir, 5 mai 2002, Thierry Bourgoignie [ouvrage collectif], Accidents thérapeutiques et protection du consommateur – vers une responsabilité sans faute au Québec ?, 2006). L’impulsion n’est donc pas récente, mais résonne d’autant plus fort aujourd’hui – pour emprunter les mots de M. Boisvert – qu’elle émane d’un décideur placé aux premières loges pour constater les sérieux travers du régime actuel. 

Au Québec, la faute professionnelle ou institutionnelle est la base du droit de la responsabilité médicale et hospitalière. Sans sa preuve, un recours ne saurait réussir à moins que la loi n’aménage des correctifs destinés à alléger le fardeau de la victime. Le lien causal, consistant à rattacher une cause à son effet, doit être démontré suivant la prépondérance des probabilités : un choc anaphylactique causé par une allergie alimentaire illustre facilement ce concept. 

Cependant, lorsqu’un déphasage temporel brouille le rapport causal ou que le préjudice apparaît graduellement, il devient beaucoup plus difficile d’en faire la preuve. La tâche devient presque impossible lorsqu’une incertitude entoure la cause du préjudice, même à l’aide d’experts. S’ensuivent des procès complexes et coûteux qui encombrent les tribunaux et qui aboutissent le plus souvent au rejet de l’affaire. 

Alors que la solution à préconiser fait l’objet de nombreux débats, un consensus s’impose dans la communauté juridique : il est maintenant temps de réfléchir collectivement et d’accélérer la réflexion afin de proposer des alternatives au modèle fondé sur la faute. 

Quelles alternatives ? 

Le système actuel, ancré dans la judiciarisation du problème, comporte des coûts importants pour la société (assurances, juges, honoraires d’avocats, temps de cour, expertises, personnel administratif). Les avantages et les inconvénients de régimes juridiques alternatifs, connus et documentés autant chez les juristes, les économistes que les actuaires, dépendent surtout de la nature du régime mis en place. Il existe différentes manières d’éroder la centralité de la faute et de la causalité, allant de mécanismes visant à faciliter l’exercice des recours judiciaires (adopter des présomptions, adoucir la faute, renverser le fardeau de preuve) au contournement du procès au profit d’une procédure administrative. 

L’un de ces systèmes, le no-fault, abandonne l’idée de faire peser le poids de l’indemnisation sur les épaules du médecin au profit d’une redistribution des conséquences économiques d’un risque calculable et inévitable. Une telle démarche s’inscrirait dans le cadre plus large d’un projet de gestion des risques qui considère les failles de son système de santé comme des erreurs à corriger plutôt que des comportements à réprimer. Toutes les solutions doivent être envisagées, incluant un partenariat privé-public impliquant les médecins, les assureurs et le ministère de la Santé et des Services sociaux. Mais l’important, c’est d’en débattre ! 

L’administration et le financement de ces systèmes dépendent évidemment de choix politiques. Outre les sources de financement directes, les coûts rattachés au fonctionnement du régime varient également en fonction de l’étendue de la protection offerte aux victimes. Aussi, le découpage du champ d’application du régime est une méthode permettant de réduire les coûts du régime (types d’aléas indemnisables, seuils « X » d’invalidité, âge requis, etc.).

Naturellement, ces choix reviennent à la population après un débat collectif, laissant la parole certes aux experts, aux technocrates et aux victimes, mais aussi à la population. 

N’est-ce pas le moment de traiter les victimes d’aléas thérapeutiques d’une manière plus juste, à l’image des victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles, d’accidents de la vaccination, du sang contaminé et de ses produits dérivés, de même que les victimes d’accidents de la route ? N’est-il pas temps d’esquisser une solution plus proche du droit social que du registre de la faute prouvée ? 

Place à la discussion ! 

Considérant que les victimes ne participent aucunement à la création d’un risque d’aléa existant et documenté, nous croyons qu’il est grand temps que l’État fasse un geste envers elles et prenne acte des invitations à à penser autrement l’indemnisation de l’aléa thérapeutique. 

S’il n’échoit pas aux juristes de proposer une solution toute faite, notre rôle consiste en revanche à mettre en relief les imperfections du système actuel et d’ainsi proposer un important changement de paradigme.

* Signataires de la lettre : Pierre-Gabriel Jobin (Ad. E., titulaire émérite de la Chaire Wainwright en droit civil, faculté de droit, Université McGill) ; Louise Langevin (professeure titulaire, Université Laval) ; Katherine Lippel (professeure titulaire, Chaire de recherche du Canada en droit de la santé et de la sécurité du travail, Université d’Ottawa) ; Catherine Régis (professeure agrégée, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé, Université de Montréal) ; Mariève Lacroix (vice-doyenne aux études et professeure agrégée à la section de droit civil, faculté de droit de l’Université d’Ottawa) ; Alain Roy (professeur titulaire, Université de Montréal) ; Louise Bernier (professeure agrégée, Université de Sherbrooke) ; Audrey Ferron Parayre (professeure adjointe, centre de droit, politique et éthique de la santé, Université d’Ottawa) ; Anne-Marie Savard (professeure agrégée, Université Laval) ; Didier Lluelles (professeur titulaire, Université de Montréal) ; Frédéric Lévesque (professeur agrégé, Université Laval) ; Marie Annik Grégoire (professeure agrégée, Université de Montréal) ; Me Christine Morin (professeure titulaire et notaire émérite, titulaire de la Chaire de recherche Antoine-Turmel sur la protection juridique des aînés) ; Jean-Guy Belley (professeur émérite, Université McGill) ; Rachel Cox (professeure, département des sciences juridiques, UQAM) ; Denis Nadeau (professeur titulaire, Université d’Ottawa) ; Édith Deleury (professeure émérite et professeure associée, Université Laval) ; Ghislain Otis (professeur titulaire, Université d’Ottawa, Chaire de recherche du Canada sur la diversité juridique et les peuples autochtones) ; Amissi M. Manirabona (professeur agrégé, Université de Montréal) ; Pierre-Claude Lafond (professeur titulaire, Université de Montréal) ; Dominique Goubau (professeur titulaire, Université Laval) ; André Bélanger (professeur titulaire, Université Laval) ;  Marel Katsivela (professeure, Université d’Ottawa) ; Armand de Mestral (professeur émérite, Université McGill) ; Sébastien Jodoin (professeur adjoint, Université McGill) ; Marie-Eve Sylvestre (professeure titulaire, Université d’Ottawa) ; Henri Brun (professeur associé, Université Laval) ; Me Kim Lambert (notaire) ; Gaële Gidrol-Mistral (professeure, département des sciences juridiques, faculté de science politique et de droit, UQAM) ; Me Josée Aspinall (professeure adjointe, Université d’Ottawa) ; Rachel Chagnon (professeure, faculté de science politique et droit, UQAM) ; Stéphane Rolland (avocat et professeur à temps partiel, Université d’Ottawa) ; Martin Gallié (professeur, département des sciences juridiques, UQAM) ; Georges A. Legault (professeur associé, Université de Sherbrooke) ; Derek McKee (professeur adjoint, Université de Sherbrooke) ; François Roch (professeur de droit international public, directeur du département des sciences juridiques, UQAM) ; Thierry Bourgoignie (département des sciences juridiques, faculté de science politique et de droit, UQAM) ; Patrice Deslauriers (professeur titulaire, Université de Montréal) ; Pierre Issalys (professeur titulaire, Université Laval) ; Louis-Philippe Lampron (professeur titulaire, Université Laval) ; Michelle Thériault (avocate, médiatrice et professeure, département des sciences juridiques, faculté de science politique et de droit, UQAM) ; Julie Desrosiers (professeure titulaire, faculté de droit, Université Laval) ; Nathalie Vézina (professeure titulaire, Université de Sherbrooke) ; et Karine McLaren (avocate, professeure et directrice du Centre de traduction et de terminologie juridiques, faculté de droit, Université de Moncton).

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