Serge Bouchard

Crise de pessimisme

Dans Les yeux tristes de mon camion, Serge Bouchard parle des renoncements qui viennent avec la vieillesse. L’animateur de l’émission C’est fou sur ICI Radio-Canada Première pose un regard lucide, certains diront décapant, sur notre époque qui va trop vite et qui, selon lui, ne prend plus le temps de réfléchir. Entretien avec un anthropologue en crise de pessimisme.

L’œil de Serge Bouchard pétille, son sourire est souvent malicieux, mais ses propos sont sombres. L’anthropologue qu’on connaît pour ses nombreux ouvrages historiques, sa connaissance intime de la culture autochtone et sa voix chaude au timbre grave ne cache pas son pessimisme à la veille des élections américaines.

« On vit dans une époque de merde, lance-t-il à quelques heures du lancement de son nouveau livre. Il est impossible que Trump existe. Or il existe. Il est donc la preuve de l’échec de notre civilisation. Il est la victoire de l’ignorance, de la bêtise. L’humanité n’a pas éduqué ses enfants, on ne s’est pas améliorés. Si Trump est élu la semaine prochaine, ça va me donner raison et je ne veux pas avoir raison. »

Serge Bouchard l’avoue d’emblée, il ne raffole pas de son époque. « Je ne suis pas à l’aise dans ma société, c’est vrai, reconnaît-il. Mais ça, n’importe quel vieux ou vieille a ce petit ton-là en vieillissant… » 

« J’ai rencontré Gilles Vigneault, l’autre jour. Il est tout guilleret, il me reprochait justement mon ton pessimiste. Lui, il a choisi l’optimisme. C’est un choix, je le respecte. Moi, je n’en ai pas le courage, je suis fatigué. »

— Serge Bouchard

Son premier titre paru dans la collection « Papiers collés » en 2000 s’appelait Le moineau domestique. « Dans ce livre, raconte Serge Bouchard, je disais : “C’est drôle : pouvoir voler et voler si bas.” Ça annonçait tout le reste de ma vision. Tu sais, un goéland à bec cerclé, c’est fait pour voler dans le vent, au-dessus de l’océan. C’est la liberté, la pureté, le monde sauvage, l’absolu, la transcendance. Eh bien, un goéland, donne-lui la chance, et il va s’en aller chez McDo. Il va aller dans un stationnement de centre d’achats manger des frites. C’est ça qu’il veut… C’est exactement comme l’humanité. Un long chemin pour aller chez McDo… »

Serge Bouchard éclate de rire et poursuit. « C’est ça que me reproche Gilles Vigneault. Mais c’est ça quand même. On aurait un destin formidable, on est équipés de cœur et d’esprit, mais on n’est pas capables. On est des consommateurs, des crétins sur le plan intellectuel. On finit par accepter tout ce qu’on nous impose parce qu’on est des goélands chez McDo. »

Disciple de Montaigne

Les yeux tristes de mon camion est un recueil de textes (dont trois inédits) publiés dans différentes revues, dont L’inconvénient, que Serge Bouchard affectionne particulièrement. Les textes parlent de tous les petits deuils qu’il a dû faire au fil des ans, de la maladie qui alourdit son pas et l’empêche de faire ce qu’il aime le plus : prendre la route au volant de son camion ou aller marcher dans le bois.

L’anthropologue nous emmène aussi sur la route, en Californie, dans le nord du Québec, dans les communautés autochtones dont il est si proche. Enfin, il livre un vibrant plaidoyer pour la poésie, qui, s’inquiète-t-il, disparaît elle aussi. Le tout dans un style soigné, une écriture travaillée.

« Écrire, c’est du travail, mais je ne pourrais pas vivre sans écrire. L’écriture me guérit. Et chaque texte est une blessure que je cherche à refermer. »

— Serge Bouchard

Serge Bouchard décrit son style comme un mariage entre l’oralité et l’écrit. « Mes textes sont écrits pour être lus à voix haute, dit celui qui a enregistré un de ses livres, C’était au temps des mammouths laineux, pour la plateforme Première PLUS. J’ai été influencé par les grands essayistes et les philosophes. Mais mon maître, c’est Montaigne, confie-t-il. Je sais, on ne dit plus ça aujourd’hui, mais je suis lié à lui, ce qui fait de moi un être parfaitement, entièrement déconnecté. Mais ce n’est pas dramatique, ajoute-t-il en riant. Des extraterrestres, il y en a partout. »

Les yeux tristes de mon camion

Serge Bouchard

Collection « Papiers collés »

Boréal, 208 pages

Essais

La langue fourchue

Les interventions intelligentes et le ton ironique de Benoît Melançon sont familiers aux auditeurs d’ICI Radio-Canada Première. Ce grand passionné de langue française, de littérature et de hockey (il est l’auteur de Langue de puck : Abécédaire du hockey et de l’essai Les yeux de Maurice Richard) est aussi l’auteur du blogue L’Oreille tendue depuis 2009. Professeur titulaire au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, directeur scientifique des Presses de l’Université de Montréal, M. Melançon est sans pitié lorsqu’il traque le néologisme, critique le mauvais usage de la langue et décortique les expressions du quotidien. Son jugement est impitoyable – à un point tel qu’on s’y est repris à dix fois pour rédiger ces quelques lignes ! Le livre que M. Melançon lance ces jours-ci reprend les textes de son blogue qu’il a remaniés et regroupés par thèmes. Ce n’est pas un livre qu’on lit d’un trait, on le déguste plutôt à petites doses.

L’Oreille tendue

Benoît Melançon

Del Busso Éditeur, 411 pages

Essais

Des pionnières

Quand Marianne Prairie et ses collègues ont lancé le blogue jesuisfeministe.com en 2008, le web n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. Twitter existait à peine, Facebook n’était pas ce lieu d’échanges et de discussions dynamiques et le féminisme n’était pas aussi populaire qu’il l’est aujourd’hui. On peut donc dire que Je suis féministe a été précurseur, donnant une voix à une nouvelle génération de femmes qui souhaitaient débattre de sujets variés dans un cadre décomplexé. Au total, une trentaine d‘auteures s’expriment sur des sujets aussi variés que la sexualité féminine, la cyberagression, le droit à l’avortement, la maternité autrement, l’allaitement, etc. Ce recueil de textes nous permet de voir le chemin parcouru et on n’est pas du tout surprise de découvrir que Sylvie Dupont, cofondatrice du défunt et important magazine féministe La vie en rose, en signe la préface. Il y a bel et bien une communauté d’esprit entre ces deux entreprises qui ont inspiré plusieurs femmes à prendre la parole.

Je suis féministe – Le livre

Marianne Prairie et Caroline Roy-Blais

Éditions du Remue-ménage,  204 pages

Essais

Une femme exceptionnelle

La plupart d’entre nous n’avaient jamais entendu parler de l’écrivaine Charlotte Delbo avant que sa biographe remporte le prix Femina de l’essai la semaine dernière. L’ouvrage de Ghislaine Dunant est une brique qui raconte la vie de cette femme plus grande que nature, qu’on a déjà comparée à Primo Levi et qui a survécu aux camps d’Auschwitz-Birkenau et de Ravensbrück. Communiste et résistante, elle a consacré une partie de son œuvre à raconter ce qu’elle avait vécu dans les camps. Malheureusement, une controverse dans les milieux littéraires parisiens a porté ombrage au prix. Les auteurs d’une première biographie, publiée il y a trois ans, reprochent à Dunant de ne pas les avoir mentionnés dans sa bibliographie. La romancière Tatiana de Rosnay s’en est mêlée et Ghislaine Dunant a même brandi des menaces de poursuite. Bref, un scandale typiquement parisien qui ne devrait pas porter ombrage à cet ouvrage et, surtout, au destin incroyable de cette grande intellectuelle qui, comme bien des artistes femmes, n’a pas eu droit de son vivant à la reconnaissance qu’elle méritait.

Charlotte Delbo – La vie retrouvée

Ghislaine Dunant

Grasset, 608 pages

Essais

L’Europe d’Obama

À quelques jours de l’élection américaine, nombreux sont ceux qui collectionnent frénétiquement tout ce qui porte le nom d’Obama tellement on s’ennuie à l’avance de ce président et de sa famille. You are Europe est le discours que ce grand tribun a prononcé à Hanovre en avril dernier. Nous sommes en pleine crise des réfugiés, à quelques mois du vote de la Grande-Bretagne sur le maintien du pays dans l’Union européenne, et Obama y va d’un long plaidoyer en faveur d’une Europe forte et unie. « À chaque moment clé de notre histoire, nous avons progressé quand nous avons agi selon les idéaux éternels qui nous enjoignent de nous ouvrir à l’autre et de respecter la dignité de tout être humain. » Un discours inspirant, à des années-lumière des insultes et des raccourcis intellectuels de Donald Trump. On publie deux versions : la version originale et la traduction en français.

You are Europe

Barack Obama

Éditions de La Martinière, 83 pages

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