À ma manière

La fondation qui s'autosuffit

L’aventure : créer une petite fondation caritative sans dons ni subventions. La manière : générer des revenus de gestion hôtelière.

C’est la poule ET l’œuf.

La Fondation Compagnom procure répit et petits bonheurs aux personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale, en leur offrant des séjours dans des établissements hôteliers.

Et elle finance ses activités grâce à ces mêmes établissements.

Serge Choinière est l’auteur de cette acrobatie.

La philanthropie est parfois circonstancielle. Mais l’élan puise toujours au plus profond de soi.

Pour lui, cette conjonction s’est produite en 2012, au moment où il prenait sa retraite.

Deux propositions

Pendant 32 ans, dont 27 ans avec son cabinet Gescona, intégré au Groupe IBI en 2007, Serge Choinière a été gestionnaire et consultant dans le secteur touristique et hôtelier, contribuant notamment à la création du Tour de l’Île.

Au tournant des années 2010, la Ville de Châteauguay demande à sa firme d’évaluer s’il serait opportun d’acquérir le Manoir D’Youville, une maison de villégiature appartenant aux Sœurs grises et donnant sur le lac Saint-Louis, que la congrégation met en vente.

L’analyse est positive et la Ville en fait l’acquisition. Au cours de l’année 2012, elle propose à Serge Choinière, qui prépare sa retraite, d’en assurer la gestion.

En parallèle, depuis plusieurs années, son cabinet gérait pour l’UQAM son centre de formation et d’hébergement écologique La Huardière, en pleine forêt, à Saint-Michel-des-Saints.

Quand Serge Choinière prend sa retraite, l’UQAM lui demande d’en poursuivre l’exploitation.

« Je leur ai dit : “Je ne prends pas ma retraite pour faire de la gestion, j’ai fait ça toute ma vie !” »

Mais à la réflexion, il voit dans ces deux propositions la chance de faire revivre sous une nouvelle forme la toute modeste activité philanthropique qu’il avait entreprise quelques années auparavant.

Membre du conseil d’administration d’un organisme communautaire de Longueuil, il payait personnellement des séjours dans des centres de villégiature à des familles en difficulté « pour leur offrir un peu de bonheur ».

Comme projet de retraite, il songeait à donner cette chance « à des gens qui ont des problèmes de santé mentale, et qui ont peu ou pas accès à ça ».

« Je me suis dit : si on pouvait financer à 100 % nos activités de bienfaisance à même notre travail ? »

— Serge Choinière

Car il se refuse à quérir des subventions et des dons auprès de gouvernements et d’une population déjà trop sollicités.

Mais pourquoi la santé mentale ?

« Parce que j’ai été affecté par ça. »

Bonjour, tristesse

Une sourde mélancolie. Un spleen perpétuel, comme on aurait dit du temps de Baudelaire.

À 50 ans, un examen chez son médecin de famille lui a révélé qu’il souffrait de trouble dépressif persistant (TDP).

« C’est un trouble de l’humeur qui est peu connu, qui est dangereux parce qu’il passe sous les radars », explique l’homme de 68 ans.

Une affection « qui m’a fait pas mal de trouble dans ma vie ».

Il en parle sobrement, droit dans les yeux, sans surcroît d’émotion.

« J’ai été un adolescent triste et un adulte déprimé jusqu’à ce qu’on me diagnostique ce trouble de l’humeur. »

Il trace dans le vide une ligne horizontale avec la main. « L’humeur du commun des mortels est comme ça. »

Puis une seconde ligne sous la première. « Pour celui qui a le TDP, l’humeur est toujours un petit peu en dessous », explique-t-il. « Pas en bas comme une dépression majeure, juste en dessous, mais toujours là. C’est une grande tristesse. »

On parle de plus en plus ouvertement de maladie mentale, « mais ça demeure quand même très tabou », déplore-t-il.

Le défi

Par l’intermédiaire de Compagnom, il prend en main deux établissements hôteliers atypiques, souligne-t-il. Aussi expérimenté soit-il, la tâche n’est pas facile.

L’auberge La Huardière, qui compte 47 chambres, est classée comme centre de vacances quatre étoiles. « Mais ce sont de petites chambres, avec deux lits simples par chambre et salle de bains à l’étage. »

Le Manoir D’Youville – 118 chambres et un restaurant – est inscrit comme hôtel deux étoiles. « Mais un hôtel de sœurs. C’est un peu monacal. Tu n’invites pas ta conjointe là pour ton anniversaire de mariage. » Au risque que ce soit le dernier, ajoute-t-il.

Les deux établissements n’ont aucune notoriété.

« On nous dit : “Fournissez le personnel, payez tous les frais et faites en sorte qu’on ait des profits ou des déficits les moindres possible.” »

Compagnom doit embaucher une trentaine de personnes.

« Les défis sont d’avoir un contrôle des coûts constant, maniaque, tout en améliorant les services et en maintenant les actifs en bon état. »

En retour, Compagnom peut offrir à ses bénéficiaires des séjours de deux à cinq jours dans les deux établissements qu’elle gère.

Mais attention, pas gratuitement, sinon ce seraient les propriétaires qui financeraient ses activités philanthropiques. 

« Ils paient le tarif ordinaire. La Ville reçoit le même montant que si c’étaient des clients réguliers. Mais Compagnom subventionne le séjour, à même l’argent qu’on touche pour gérer le Manoir D’Youville. »

— Serge Choinière

Compagnom finance de 25 à 60 % du coût, selon les moyens des organismes invités.

« L’argent que Compagnom retire pour gérer ces établissements-là retourne à 77 % à la société, insiste Serge Choinière. On a très peu de frais. »

Sa conjointe, sa fille et sa sœur sont bénévoles pour Compagnom, tout comme les membres de son conseil d’administration.

« Pour Châteauguay et pour l’UQAM, le fait de payer des professionnels du domaine leur revient sous forme de revenus d’exploitation pour leurs établissements, tout en ayant un impact social et humanitaire. »

La poule et l’œuf, disions-nous.

Résultats

Depuis trois ans, Compagnom a accueilli quelque 1000 personnes, tout en remplissant ses engagements de gestionnaire consciencieux.

« Dans le cas de La Huardière de l’UQAM, nous avons réduit les frais d’exploitation de 35 % dans la première année », indique le président de Compagnom.

Même succès à Châteauguay. « En trois ans, on a réduit les frais d’environ 40 %, tout en améliorant la qualité des services hôteliers et en augmentant l’occupation de façon significative. »

Sensibiliser

Serge Choinière est prêt à passer à une nouvelle étape, celle de la sensibilisation. Compagnom prépare pour mai prochain une campagne d’information sur le trouble dépressif persistant.

« Un membre du conseil d’administration me disait toujours : “Tu sais, Serge, si on faisait en sorte que plus de gens soient sensibilisés à ce que tu as, je pense qu’on aurait un impact plus grand que les petits moments de bonheur.” »

Pour Compagnom, il a dû « sortir du placard », exprime-t-il, et révéler sa condition.

« Ce que je n’ai pas particulièrement apprécié. Ce n’est pas quelque chose dont je parlais. Parce que je ne suis pas orgueilleux : je suis très orgueilleux. Mais je me suis dit : sois conséquent. La maladie mentale est taboue, donc parles-en. »

Il en parle.

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