La crise, 10 ans plus tard Chronique

Plus de dettes que jamais

En 2006, Vital Proulx prêchait dans le désert. Le président de la jeune firme montréalaise Hexavest mettait en garde ses clients contre les hypothèques à risque aux États-Unis. Quand il parlait des subprimes, les investisseurs incrédules lui répondaient : « Sub-what ? »

Le gestionnaire de portefeuille avait calculé que la valeur de ces hypothèques avait explosé à 2000 milliards US. En cas de récession, les défauts de paiement provoqueraient des pertes de 300 milliards US, davantage que les profits annuels de toutes les banques américaines.

Voyant le ciel gris à l’horizon, le gestionnaire de portefeuille avait donc préparé ses portefeuilles pour l’orage.

L’éclatement de la crise du crédit en 2008 lui a malheureusement donné raison, ce qui a permis à Hexavest d’établir sa crédibilité. « Ça nous a mis sur la carte », admet M. Proulx dont la firme gère aujourd’hui des actifs de 19 milliards pour des clients sur trois continents.

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Dix ans plus tard, l’endettement n’a pas disparu, bien au contraire. La planète économique n’a pas digéré ses dettes, elle les a simplement déplacées. « On est encore plus à levier qu’en 2008 », constate M. Proulx.

Pour redémarrer l’économie, les banques centrales ont sorti l’artillerie lourde : taux d’intérêt au tapis, assouplissement quantitatif… tout y est passé. Au départ, c’était nécessaire. Mais par la suite, les banques centrales ont gardé le pied collé sur l’accélérateur.

Les taux d’intérêt sont encore négatifs au Japon. L’Europe utilise toujours l’assouplissement quantitatif, une mesure de dernier recours. « On a laissé ces valves ouvertes à plein trop longtemps. Alors qu’on devrait les fermer et se préparer pour la prochaine fois qu’il faudra les ouvrir », estime Kevin LeBlanc, gestionnaire de portefeuille, marchés nord-américains, chez Hexavest.

C’est en abusant des mécanismes d’urgence qu’on gonfle des bulles spéculatives. On l’a vu après la bulle des technos en 2000. En baissant les taux d’intérêt, on a pompé les prix de l’immobilier aux États-Unis et déclenché une nouvelle bulle.

L’histoire ne fait que se répéter. Cette fois encore, les taux d’intérêt anémiques ont poussé les investisseurs vers des placements plus risqués. Aujourd’hui, les régimes de retraite ont plus d’actions et d’obligations de sociétés de moins bonne qualité, mais aussi davantage de fonds spéculatifs, de fonds de placement privés et d’investissements en infrastructure.

Des placements plus payants, mais qui reposent sur un important effet de levier, c’est-à-dire sur l’endettement. Résultat : les investisseurs sont encore plus vulnérables à une hausse des taux d’intérêt qu’avant la crise du crédit.

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D’où viendra la prochaine crise ? Bien malin qui saurait le prédire.

Près de la moitié des gestionnaires de portefeuille s’attendent à une crise d’ici 2021, d’après un sondage réalisé par CFA Montréal qui sera diffusé demain. Selon les experts, les catégories d’actifs les plus risquées sont la dette et les actions des pays émergents (59 %) ainsi que les obligations à rendement élevé (48 %).

En fait, les pays émergents vivent déjà des soubresauts, notamment en Turquie, en Argentine et en Indonésie. Quand la Réserve fédérale américaine retire des liquidités, les conséquences se font sentir partout à travers le monde. « C’est là qu’on voit qui nage sans bobettes ! », lance M. LeBlanc.

L’endettement des entreprises pourrait aussi donner des sueurs froides aux investisseurs. Les entreprises sont capables de se financer à un taux qui est beaucoup trop bas en fonction du risque que l’investisseur prend pour les financer. Le danger est là. « On a eu une bulle dans l’immobilier. Là, on peut dire qu’on a une bulle dans le marché du crédit », avertit M. LeBlanc.

Ce sont loin d’être toutes les entreprises qui ont des bilans béton comme Apple, qui est assise sur une montagne d’argent. Pour la société médiane de l’indice américain S&P 500, le niveau de dettes par rapport aux profits atteint presque un niveau record, ce qui est anormal dans un contexte d’expansion économique.

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Mais attendez avant de partir en peur ! L’heure n’est pas à la catastrophe. Depuis 10 ans, les banques ont fait le ménage. Elles sont mieux capitalisées, mieux réglementées. Le système bancaire est en nettement meilleure santé.

À court terme, un ralentissement est plus à craindre qu’une récession ou une hécatombe. Mais une saine prudence est de rigueur.

Les investisseurs peuvent garder un peu plus d’encaisse dans leur portefeuille, estiment les gestionnaires d’Hexavest. Du côté des actions, ils devraient privilégier l’Europe plutôt que les États-Unis, et les titres de valeurs plutôt que ceux de croissance comme les fameux FANG (Facebook, Amazon, Netflix et Google) qui ont propulsé la Bourse américaine.

« Il faut recommencer à réduire la portion en actions de son portefeuille, mais c’est difficile parce que les actions ont très bien fait et les gens ne veulent pas laisser d’argent sur la table », ajoute Frederick Chenel, président de CFA Montréal.

Comme la Bourse roule à plein régime depuis 10 ans, les investisseurs enthousiastes ont oublié la crise. Beaucoup ne l’ont même pas vécue ! Plus de la moitié des gestionnaires de portefeuille à Londres, Paris et New York ont moins de neuf ans d’expérience, ce qui signifie qu’ils n’ont jamais connu la crise.

Tôt ou tard, ils finiront bien par y goûter.

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