Opinion Santé

Santé
Plus de progrès, moins d’innovation

L’automobile remonte prudemment la pente glacée. Au plus fort du verglas, nous avançons sur la patinoire aussi timidement que la voiture des survivants de The Birds quand Hitchcock les fait s’échapper entre des millions d’oiseaux sanguinaires.

Prévenir les coups, ne pas finir aux urgences, parmi les patients les mieux soignés du monde… à condition de pouvoir y être soigné.

À la radio, j’entends le ministre de la Santé annoncer qu’il équipe les infirmières à domicile d’une tablette numérique.

Encore une patente grandiose, je me dis, qui pavane avec un budget et des études, sans doute probantes, alors qu’aspirer les sécrétions et changer les couches d’un nourrisson ou d’un vieillard sont des actions privées de légitimité administrative.

Faut-il s’étonner que sur cette question, et d’autres, le Dr Gaétan Barrette soit tant dissocié du sens commun ? L’organisation des soins à domicile, les conditions de vie et la rémunération des infirmières, le soutien des services professionnels en CLSC désertés au profit de ses McCliniques, l’absence de nouveaux préposés aux bénéficiaires… jusqu’au pain de savon, à n’utiliser qu’une fois la semaine.

Diafoirus, le médecin décrit par Molière dans Le malade imaginaire, n’est pas mort, et il est toujours aussi vaniteux. Nourris par les diktats qui construisent leur propre mythologie, lui et les siens auront construit des mégas-hôpitaux, comme s’ils avaient érigé des opéras sans livrets, ni musiciens, ni guichets.

Dans l’auto, j’improvise une conférence sur l’involution de notre système de santé. L’exiguïté des années Couillard-Barrette nous aura contraints, moi et mes meilleurs collègues, à ne pas pouvoir faire le meilleur pour les enfants et leurs familles. L’étau aura épuisé les plus grandes infirmières, les aura humiliées aussi, vraiment, en créant au sein même des établissements de petites cellules de surveillance aptes à exercer un terrorisme ordinaire sur celles et ceux qui entendaient parler « vrai ».

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Le désastre

Désastre, pas exactement, notre système n’a toujours rien à envier à…, et on pourrait faire une longue liste de pays, excluant la contrée des fourmis que des recherches récentes disent aidantes et structurées en fourmis soignantes et en ambulancières, apparemment un modèle d’intégration ! En 1902 paraît L’entraide, un facteur d’évolution, ouvrage de l’anarchiste russe Pierre Kropotkine autour des ouvrières justement. Médiocratie dans les soins de longue durée, privatisation des services professionnels aux enfants en développement, mariage forcé des soins tertiaires et quaternaires avec les services de prévention et de première ligne au détriment de ces derniers, l’altruisme des petites fourmis ne nous fait-il pas rêver ?

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La déception

Oui, absolument, le fossé est grandissant entre la masse monétaire investie en santé et l’état de santé des Québécois, comme si une participation substantielle au progrès collectif était moins garantie que jamais.

« Innovation » est le mot passe-partout des gouvernements comme le nôtre, aveuglés qu’ils sont tous par la sphère technico-économique, au grand dam d’une consolidation des cultures existantes, du bon sens et des développements humains.

Près de 15 % des adolescents sont obèses, mais au lieu de les mettre au sport, on promet de leur obtenir leur glycémie en continu quand ils deviendront bientôt diabétiques. La génomique nous révèle les secrets des chromosomes prédisposant au cancer, mais personne n’ira plus vérifier à domicile si quelqu’un fume dans la chambre du bébé.

Se pourrait-il que les innovations en matière de santé ne soient plus synonymes de progrès ? Comment demeurer modernes, tout en nous assurant de faire du progrès ?

Si je réponds « par une nouvelle majoration du salaire des médecins », vous me faites prendre le champ, c’est certain, et avec raison. La route est tellement glissante. Même ma femme, maintenant, me regarde avec les yeux inquiets de Tippi Hedren !

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L'indignation

Soyons réalistes, comme agents d’innovation, les médecins satisfont pleinement la vision objectiviste des technocrates dépassés par les mesures à favoriser pour améliorer la santé des populations.

Depuis 2003, il y avait possiblement, probablement, certainement, ou pas pantoute (choisissez votre adjectif) des rattrapages salariaux à faire d’abord du côté des médecins de famille, puis des spécialistes. Une majorité (je pense bien) aurait cependant préféré recadrer ce cadeau empoisonné de la réforme autocratique Couillard-Barrette avec un correctif des écarts entre spécialistes, un pouvoir sur les tenants et aboutissants du travail et du salaire de leurs équipes, une meilleure équité des soins, ainsi qu’une amélioration édifiante de la santé publique qui passe par tout (éducation, culture, communautarisme, etc.), sauf une centration majorée sur eux, les docteurs.

Parce qu’ils commandent des analyses, poursuivent des recherches et prescrivent des médicaments, la logique marchande les aura ainsi épargnés du couperet, mais, plus intrusif, elle aura protégé les médecins du carnage, sans livrer les promesses de bonheur.

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L'emprise

En février 2015, moment fort de la réforme, les conseils d’administration de tous les centres hospitaliers du Québec sont dissous par la loi 10. L’article 146 obligeant le ministre à consulter les établissements pour les informer des décisions sur leur devenir, c’est en toute illégalité que le Dr Barrette, les structures démocratiques ayant été fraîchement castrées par lui-même, va autoproclamer la fusion de Sainte-Justine, l’une des plus grandes institutions pédiatriques du monde, avec un CHU adulte.

Depuis cette brutale modernité, la grande œuvre se transforme et s’affaiblit. De la lune, on ne voit déjà plus que la grande muraille.

C’est ainsi que les idéaux meurent, sous le coup de quelques personnages graves, puissants… et novateurs.

« Les médecins ne sont pas tous des intellectuels ». Jeune pédiatre, l’une de mes maîtres réagit à mon désenchantement face au caractère industrieux d’un confrère. « Dites-vous bien, Dr Chicoine, que la médecine aurait préféré les soigner, si elle en avait eu l’occasion, afin qu’ils agissent moins dans l’opiniâtreté, plus dans la dignité. »

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Le progrès

Parlant de notre logique productiviste, le sociologue Marc Renaud notait que dans les années 70, les principes de « qualité de soins » ou de « dévouement » avaient cédé leur place à des notions d’« objectifs » et de « programmes ».

Sans remettre en question la science et la technologie comme vecteur amélioratif de la condition humaine, le philosophe français Thierry Ménissier contestait pour sa part notre « modernité affolée » en soulignant sa contrepartie : « les sociétés innovantes sont susceptibles de connaître une certaine instabilité dans les relations sociales et humaines […], si bien que la vulnérabilité des personnes augmente. »

Une réforme brise-fer exercée avec la seule dynamique de l’innovation, sans considération pour les acquis, les cultures, les soignants et les citoyens, ne pouvait être qu’aliénante et rendre les infirmières, les médecins, les patients, les institutions, etc., étrangers à leur propre destinée.

Nous arrivons maintenant sur un chemin de traverse, derrière nous la pente menaçante. Comme les technologies, les gouvernements sont obsolescents. Du prochain, j’exigerais plus de progrès, moins d’innovation.

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