Mon premier livre
P comme dans prison
Jocelyn Fournier
Son premier livre : Aliss, de Patrick Senécal
« J’avais pas mal de temps… », commence Jocelyn Fournier. Deux ans moins un jour, pour être exact. Soit la peine d’emprisonnement dont il a écopé pour une vieille histoire sur laquelle il ne désire pas s’étendre. Jocelyn Fournier est plus volubile sur ce qu’il a accompli durant cette période à la prison de Bordeaux : il a lu son tout premier livre. « Si tu n’as pas de lecture en dedans, tu fais dur. C’est à peu près la seule chose intéressante. » Même pour quelqu’un qui n’a jamais lu de sa vie, qui a quitté l’école à 13 ans. Mais qui, peu avant son incarcération, avait suivi des cours d’alphabétisation à L’Atelier des lettres, dans le Centre-Sud. Alors quand un ami détenu lui parle d’Aliss de Patrick Senécal, il donne une chance au roman de 515 pages. Comme la lecture est pour lui laborieuse, et « pour être sûr de s’en souvenir », il fixe sa ration à 10 pages par jour. Il en viendra même à attendre avec impatience les moments où il se retrouve en cellule pour avoir sa dose. « J’étais parti dans un autre monde », évoque-t-il. La lecture d’Aliss terminée, il se procure Oniria, du même auteur, qu’il « achète » auprès d’un codétenu contre « quatre chips, deux liqueurs, deux pepperonis », selon le système de troc qui tient lieu d’économie dans le milieu carcéral. « Avant, on pouvait sortir 10 livres à la bibliothèque [de la prison], mais c’est rendu 3. Les livres deviennent comme de l’or », explique-t-il. Il lui faut donc échanger deux bols de nouilles instantanées pour ensuite obtenir Le passager. « En prison, tu ne peux même pas sortir les livres de Patrick Senécal de la bibliothèque, parce qu’ils ne reviennent jamais ! Alors ça prouve que c’est un bon auteur », fait-il remarquer. Si la tradition veut que les détenus laissent leurs livres derrière eux à leur libération, Jocelyn Fournier a décidé de les emporter avec lui à sa sortie de Bordeaux.
D comme dans dyslexie
Linda Roy
Son premier livre : Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…, de Christiane Felscherinow
Linda Roy ne sait pas exactement comment, mais elle est « passée entre les mailles du filet ». Lorsqu’elle a décroché, en troisième secondaire, elle ne savait pratiquement ni lire ni écrire. À l’organisme Un Mondalire, situé à Pointe-aux-Trembles, il lui a fallu reprendre du début. « Tout ce que je savais, quand je suis arrivée, c’était mon alphabet. Mais le reste, les verbes, c’était comme si j’apprenais du chinois. » Les lettres avaient toujours eu la fâcheuse habitude de se bousculer et de s’inverser devant ses yeux : Linda Roy a découvert à Un Mondalire qu’elle était en fait dyslexique. Cela fait maintenant 25 ans qu’elle fréquente l’organisme. Elle a maintenant du plaisir à lire, même des récits aussi brutaux que Moi, Christiane F. ou Le grand cahier. Dans les prochaines semaines, elle tentera de réussir, à 55 ans, le test de développement général (TDG), nécessaire pour accéder à un programme de formation professionnelle. Elle espère que ce jour-là, les lettres gigoteuses se tiendront tranquilles.
G comme dans guerre
Ferozan Noori
Son premier livre : Soja santé
De son Afghanistan natal, Ferozan Noori raconte la peur. Celle qui forçait toute sa famille à se réfugier dans la cave lors d’échanges de tirs. Celle qui l’a envahie lorsqu’un incendie a ravagé sa maison à Kaboul. Celle qui la saisit encore lorsqu’elle parle de l’attentat meurtrier qui a visé un autobus dans lequel elle n’avait pas pu monter, faute de place. Quand elle ne trouve pas les mots, elle utilise ses mains pour raconter les corps déchiquetés par l’explosion, les pleurs d’un bébé dont la mère n’a pas survécu. « Très dur », parvient-elle à prononcer malgré l’émotion. Alors non, Ferozan Noori n’est pas allée à l’école en Afghanistan. Après un exil au Pakistan, elle a atterri au Canada pour amorcer « une nouvelle vie », sans peur. La travailleuse sociale qui lui a déniché une habitation à loyer modique l’a orientée vers l’organisme CLÉ Montréal, qui cherchait à faire profiter son programme d’alphabétisation aux femmes immigrées. Avec les autres débutants, elle commence à déchiffrer les mots. Elle espère les apprivoiser suffisamment un jour pour pouvoir écrire son histoire. En attendant, elle s’exerce à lire à la maison avec un livre de recettes végétariennes.
E comme dans enseignement
Denise Kinlough
Son premier livre : elle a choisi une lettre écrite par un être cher
Denise Kinlough se souvient très bien de la religieuse qui était sa professeure, en quatrième année. « Elle me donnait des coups de strap sur les jointures, je venais avec les mains enflées comme ça. » Avec une pointe de malice, elle précise qu’elle n’a pas supporté ces méthodes d’enseignement très longtemps. « Je lui ai arraché la cornette au complet ! », s’exclame-t-elle en riant. L’épisode a sonné la fin de son parcours scolaire. C’est en 2009 qu’elle est finalement revenue dans une salle de classe, à travers le programme d’alphabétisation du Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles. « Je suis tellement fière, car j’ai fait beaucoup de progrès », se félicite la femme de 74 ans. Et cette année, annonce-t-elle, son rêve devrait se réaliser : le groupe dont elle fait partie au Carrefour a pour projet de créer collectivement un livre. « Moi, j’écris sur l’amour. Ça va bien, j’ai écrit neuf pages », se réjouit-elle.