Le virus et la justice fiscale 

Les gouvernements du Québec et du Canada devraient-ils emboîter le pas au Danemark, qui a fait savoir samedi que son aide gouvernementale fort généreuse proposée aux entreprises pour leur permettre de se remettre du Grand Confinement ne sera offerte qu’à certaines conditions ?

Par exemple, les sociétés qui versent des dividendes ou rachètent leurs propres actions ne bénéficieront pas des programmes d’aide mis en place par le gouvernement pour 2020 et 2021. Mais surtout : il n’y aura aucune aide de l’État pour les entreprises enregistrées dans les paradis fiscaux.

C’est radical. Mais la logique est implacable. La Pologne a annoncé quelque chose de similaire. Si les sociétés veulent profiter de la richesse et des ressources collectives pour se sortir du pétrin causé par la pandémie, encore faut-il qu’elles fournissent leur part d’efforts.

Donc il faut qu’elles aient contribué à accumuler les sommes dépensées actuellement de tous bords tous côtés pour sauver les entreprises qui chavirent. Et il faut s’assurer qu’elles contribueront dans l’avenir pour repayer les dettes publiques immenses qui sont en train d’être contractées, par nécessité.

Et il ne faut pas que l’argent public serve, non plus, à enrichir quiconque, mais bien à garder des entités en vie pour le bien de la collectivité.

Vous vous rappelez, à la suite de la crise financière de 2008, quand on a appris que certains dirigeants et autres acteurs de certaines entreprises sauvées par les fonds publics s’étaient payés grassement ? Le Danemark ne veut pas que ça se reproduise et personne ne devrait vouloir ça non plus. 

Comme me l’a dit la grande fiscaliste Brigitte Alepin quand je l’ai appelée lundi pour discuter de ces questions : « Prudence et justice fiscale sont de mise. »

Il ne faudrait pas, dans l’empressement général, à cause de l’urgence de la situation économique, qu’on ne pose pas des questions cruciales sur la façon dont l’argent sera distribué.

« De l’aide d’urgence, dit Alepin, il faut que ça soit pour des urgences. »

Lundi, Québec solidaire a décidé de s’emparer de la question et de demander au gouvernement québécois de « resserrer dès maintenant les critères d’admissibilité à l’aide publique afin de s’assurer que les entreprises ayant une ou des filiales dans des paradis fiscaux ne bénéficient d’aucune forme d’aide financière de la part de l’État québécois ».

Bravo à QS de pousser le dossier et de sonner la cloche. Mais où étaient ses députés les semaines passées quand Québec a commencé à multiplier les programmes d’aide ? Même chose pour le NPD qui vient aussi de se réveiller à Ottawa ? Parce que c’est là que le processus de distribution des fonds a été entamé. Que des discussions auraient pu être lancées.

Et est-ce vraiment une solution à la danoise ou à la polonaise dont le Canada a besoin ? 

Même Alepin, qui est une championne de la lutte contre l’injustice fiscale, est prudente quand elle parle de ces questions.

Selon elle, l’intention du Danemark est plus que louable. Et le Canada doit aussi chercher à s’assurer que l’aide financière soit distribuée d’une façon socialement et démocratiquement morale.

Personne n’a envie qu’un entrepreneur d’ici fasse comme le multimilliardaire Richard Branson l’a fait au Royaume-Uni et demande la charité publique. 

Mais la stratégie pour lutter contre l’abus et la non-participation à l’effort public collectif, rappelle-t-elle, ne peut être imposée à l’emporte-pièce.

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Alepin, qui est professeure de fiscalité à l’Université du Québec en Outaouais, est cofondatrice avec la juge Louise Otis – notamment de l’OCDE  – et la professeure de fiscalité de l’Université de Sherbrooke, Lyne Latulippe, de TaxCOOP, un organisme voué à la justice fiscale. Selon elles, il faut une refonte du système fiscal global pour s’assurer que multinationales et milliardaires paient leur juste part d’impôts.

Le 7 avril, les trois spécialistes ont proposé publiquement une approche radicale pour aller chercher de l’argent qui échappe au fisc. 

Dans une lettre publiée dans L’Obs, elles ont suggéré que face à la crise, on impose un impôt exceptionnel pour les milliardaires et leurs fondations de charité, jumelé à un impôt pour les géants du numérique. Le tout pour aider le financement de la réparation des dégâts économiques causés par le virus. Selon les auteures, cela pourrait ramener plus de 250 milliards de dollars dans les caisses des Trésors publics.

Comment ?

D’abord, disent-elles, la crise financière de 2008 a fait que finalement, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) s’est penchée sur le phénomène du BEPS (« Base Erosion and Profit Shifting), soit le fait qu’avec l’internet, bien des revenus n’aient plus d’ancrage dans un territoire, ce qui complique leur imposition. Les travaux ont avancé et grâce aux solutions développées jusqu’à maintenant, on pourrait aller chercher 100 milliards de dollars annuellement en impôts, selon les récentes estimations de l’OCDE. « La crise actuelle est peut-être l’élément déclencheur pour finaliser la réforme », disent les auteures.

Autre idée : une coordination internationale visant à obliger les milliardaires à payer un impôt minimum de 50 % – et ici, on doit se pencher sur le cas des paradis fiscaux – « procurerait aux États des recettes fiscales additionnelles estimées à 90 milliards de dollars par an », continuent les fiscalistes.

Si les milliardaires en question voient leurs revenus chuter à cause de la crise, alors il faudra peut-être penser à une autre solution, disent les auteures. « En ce cas, l’examen d’un impôt sur la fortune pourrait être la solution. Un taux de 1 % pourrait générer des recettes fiscales d’environ 90 milliards de dollars, un portrait fiscal assez semblable à celui de l’impôt minimum. »

Et finalement, les fondatrices de TaxCOOP proposent d’aller chercher 60 milliards de plus en augmentant les impôts des fondations privées qui bénéficient de bien des avantages peut-être exagérés en temps de crise comme c’est le cas actuellement. 

Savez-vous combien valent, tous ensemble, les 2153 milliardaires de la planète ? 9000 milliards de dollars.

Savez-vous ce que va coûter la crise pendant les deux prochaines années, selon le FMI ? 9000 milliards de dollars.

On ne leur demandera peut-être pas de tout payer.

Mais il est clair que ces gens peuvent fournir leur part d’efforts.

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