annie roy, de l’ATSA

Ne plus avoir peur

Une photographie de Pierre Allard, un gros plan sur son visage, est bien en vue dans le salon. « J’aime son regard sur cette photo-là », dit Annie Roy, qui a fondé avec son amoureux l’Action terroriste socialement acceptable (ATSA), il y a plus de 20 ans. Un regard doux et bienveillant.

La semaine prochaine, Annie pilotera seule le grand évènement biennal de l’ATSA, du 9 au 12 mai, à la place des Festivals. Pour la première fois depuis 1997, Pierre n’y sera pas. L’amoureux d’Annie est mort subitement, fin novembre.

Ce qui avait commencé par des douleurs aux articulations de la main, il y a un an, s’est transformé en violents maux de dos, à l’automne. Pierre, tout juste rentré d’un évènement de l’ATSA à Clermont-Ferrand, s’est rendu à l’hôpital, le 6 novembre. Deux semaines plus tard, on lui a diagnostiqué un cancer du poumon et des métastases à la colonne vertébrale. C’était le mercredi. Il a été admis aux soins intensifs le samedi. Il est mort dans la nuit.

« C’est un traumatisme pour tout le monde », dit Annie, en pensant notamment à son fils et sa fille de 16 et 20 ans. « Il faut que tu tiennes ta famille. Tu te demandes rapidement si tu ne vas pas tout lâcher. Mais c’est notre vie ensemble. »

Pierre aurait eu 55 ans il y a quelques semaines. Trois jours après sa mort, Annie a convoqué une réunion de son conseil d’administration afin de s’assurer du soutien de ses membres. Il n’a jamais été question, dit-elle, d’abandonner l’action de l’ATSA (qui s’est donné il y a cinq ans le nom plus « socialement acceptable » de Quand l’art passe à l’action).

« Pierre est parti sur un train en route, et ça ne pouvait pas s’éteindre », dit-elle, d’une voix fragile et émouvante. 

« Je vais aller le rejoindre à un moment donné. Mais, entre-temps, il faut que je vive à 300 milles à l’heure. Il est mort trop vite, c’est injuste. Il avait encore plein de choses à dire. »

— Annie Roy

L’ATSA, un organisme doté d’une mission socioartistique, s’est fait connaître en organisant pendant deux décennies État d’urgence, un camp de réfugiés éphémère au centre-ville de Montréal, afin de sensibiliser la population aux problématiques de l’exclusion, de la pauvreté et de l’itinérance.

Son nouvel évènement phare, Cuisine ta ville, qui a vu le jour en 2017, souhaite établir des ponts avec les personnes réfugiées et immigrantes grâce à des activités artistiques (expos, performances, spectacles), des conférences, des témoignages et des « partys de cuisine » dans des abris Tempo, animés par des Québécois issus de l’immigration. Le projet « Le temps d’une soupe », qui a fait le tour du monde – d’Iqaluit à Madagascar, en passant par le Burkina Faso, le Liban, le Maroc ou encore Haïti –, s’appuiera sur l’idée toute simple de conversations spontanées entre deux inconnus… autour d’une soupe.

À l’étage de la maison d’Annie, transformé en bureaux, l’équipe de l’ATSA s’affaire aux derniers préparatifs de cet évènement multidisciplinaire qui pourrait bientôt avoir ses propres satellites, en France et en Angleterre.

« J’aimerais ça que ce soit un évènement signature de Montréal, me confie-t-elle. Si je meurs, ça pourrait en devenir un. Si je continue à le faire sans Pierre, il faut aussi que ça continue quand moi, je ne serai plus là. Sans nous. »

Je lui fais remarquer qu’elle parle souvent au « nous »… « Je vais toujours parler au “nous”, dit-elle. Ce ne sera jamais mon affaire. C’est la nôtre. L’ATSA, c’est notre bébé. » Elle compte maintenant perpétuer sa mission. C’est pourquoi elle s’est lancée corps et âme depuis cinq mois dans l’organisation de Cuisine ta ville. En vivant son deuil dans l’action. Elle me montre la grille de sa programmation. Elle l’a imaginée, orchestrée ; elle en est fière. C’est sa réponse à la mort.

« Je ne veux pas que tout meure. Je veux faire de mon mieux pour que ça reste vivant. Je suis une fille téméraire, mais j’en ai plein, des moments en petite boule dans mon sofa ou dans mon lit à pleurer. Ça peut être très lourd. Il faut être le moteur. Avant, on était deux moteurs. Mais Pierre est avec moi dans ce combat. »

— Annie Roy

Son drame, dit-elle, lui a permis d’avoir une nouvelle perspective sur la situation des immigrants et réfugiés qui reconstruisent leur vie ici, en vivant eux aussi des deuils. « On est en reconstruction d’identité parallèle. Et ça, ça vient me chercher beaucoup. Tu comprends le propos sur un autre plan, qui n’est pas tant intellectuel. Même si on ne peut pas comparer les souffrances, le monde est rempli de résilience. On regarde souvent le drame personnel d’un point de vue un peu sensationnaliste. Mais on ne regarde pas la beauté de ce qu’il y a à côté : la force, le courage, la fureur de vivre. »

La seconde édition de Cuisine ta ville, toujours gratuite, ne fera pas abstraction du climat social actuel, très tendu dans le contexte du projet de loi 9 sur l’immigration – « une absurdité », selon Annie Roy – et du projet de loi 21 sur la laïcité.

« L’évènement s’inscrit dans l’idée de se rencontrer en vrai », rappelle la directrice artistique et générale de l’ATSA. « Souvent, on est dans les statistiques. On dit LES réfugiés. Quand on rencontre des individus, que l’on comprend leur démarche personnelle, on s’identifie à eux. On a de l’empathie pour les gens qui sont inondés ces jours-ci. Faisons le parallèle : des gens ont quitté maison, famille et pays parce qu’ils ont tout perdu. Quand on les rencontre personnellement, on arrête de les victimiser. On change de paradigme. On passe du “on est donc bons de les accueillir” à constater qu’on est choyés d’avoir ces personnes de qualité chez nous, pour construire le Québec avec nous. »

On sonne à la porte. C’est un ami de longue date de Pierre, au français mâtiné d’un accent latino, qui voulait saluer et embrasser Annie. Je lui soumets, sans mauvais jeu de mots, que l’intolérance est devenue socialement acceptable. Qu’elle se devine dans des discours, notamment médiatiques, que l’on ne jugeait pas admissibles il y a à peine 10 ou 15 ans. C’est la revanche des intolérants. Ils se manifestent au grand jour, sans porter de signes particuliers ni ostentatoires…

« C’est le résultat du populisme et de tout ce qui est en train de nous polariser d’un point de vue de la peur de l’autre », croit-elle. 

« Les gens se cristallisent dans leurs opinions. Il y a quatre ans, je n’avais pas la même opinion sur le voile. Je ne voyais que le symbole d’oppression, alors que c’est aussi un symbole d’identité. » 

— Annie Roy

On pourrait très bien interdire le prosélytisme, selon elle, sans interdire les symboles religieux dans les écoles, par exemple. « On a peur des signes visibles. C’est une atteinte à l’intelligence des gens dans le fond. »

Elle me rappelle que la mission de l’ATSA est de travailler à la paix sociale. « Construire de la compréhension mutuelle, c’est ça, la trame de fond. On aime parler de nos valeurs. Je ne suis pas sûre que les décisions que l’on prend en ce moment font appel à ce qu’il y a de plus beau en nous : l’amour, l’accueil, la compassion, l’empathie, l’entraide… »

Annie Roy souhaite aussi que l’on cesse de vivre dans des silos, afin que l’on puisse se croiser dans la rue sans avoir peur. « J’aime ma ville parce qu’il me semble qu’on est capables d’aller vers l’autre. Il ne faudrait surtout pas que le climat social vienne polluer ça, mais, malheureusement, c’est ce qui est en train d’arriver. Au-delà de la belle grande idée de la laïcité – tout le monde est pour la laïcité –, il faut réfléchir à la manière qu’on veut l’appliquer et à ce que ça crée dans la vie concrète de tout le monde. On est en train de diviser notre Québec avec ça. Pourquoi on a peur ? On ne peut pas construire une société sur la peur. »

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