Chronique

Haïti, Ô Haïti

Dix ans après avoir vécu en première ligne le séisme en Haïti, notre chroniqueuse retourne sur les lieux de la tragédie.

Le 12 janvier 2010, un séisme de magnitude 7 a ravagé Port-au-Prince, tuant plus de 200 000 personnes – on ne saura jamais vraiment le nombre exact. Cette menace, l’une parmi tant d’autres en Haïti, n’était connue que des sismologues : ce n’était pas arrivé depuis si longtemps à Port-au-Prince que les infrastructures en béton de la ville n’en tenaient pas compte, d’où l’hécatombe.

J’y étais en 2010. Le hasard a voulu que pour mon premier voyage dans ce pays, dans le cadre d’un reportage sur Dany Laferrière, j’arrive deux jours avant la catastrophe, avec le photographe Ivanoh Demers.

On m’a souvent demandé de raconter « mon expérience ». Bien sûr, à 16 h 53, ce furent 35 secondes interminables de pure terreur à éviter les objets qui me tombaient dessus dans ma chambre d’hôtel pendant que j’avais l’impression de chevaucher un monstre antédiluvien réveillé par des forces surnaturelles.

Quand je suis sortie de ma chambre en tremblant dans chaque fibre de mon corps, j’ai eu l’impression d’être aux premières loges de la fin du monde.

Alors que le soleil sans pitié se couchait rapidement et allait nous plonger dans l’obscurité la plus totale, un énorme nuage de poussière montait vers le ciel en même temps que les hurlements des survivants affolés, comme un immense cri de douleur à l’unisson. Toute personne qui était là le 12 janvier 2010 ne pourra jamais oublier ça.

Bien sûr, dans les jours qui ont suivi, il y avait la destruction, les cadavres et les blessés partout où l’on posait les yeux, mais il y a une image en particulier qui m’est restée en tête et qui me hante.

C’était le lendemain du séisme dans ce silence anormal de Port-au-Prince détruit. À Canapé-Vert, où des tas de maisons étaient en ruine, sous un arbre, une très vieille dame couvait du regard une enfant en haillons de 2 ou 3 ans qui jouait à quatre pattes dans la poussière. Elles semblaient seules au monde et je me suis demandé : que vont-elles devenir ? De fait, elles étaient seules au monde, et représentaient toute la fragilité d’Haïti.

Son passé, son présent, et son avenir.

Il est certain aujourd’hui, dix ans plus tard, que leur sort ne s’est pas amélioré, et c’est là qu’est le scandale.

Pendant que les médias du monde soulignaient le dixième anniversaire du tremblement de terre, l’État haïtien n’avait encore rien annoncé pour commémorer l’événement ou honorer la mémoire des disparus ce jour-là. Et puis, breaking news ! Samedi seulement, une invitation officielle à la presse est tombée : il y aura une cérémonie au Mémorial du 12 janvier, puis dans les jardins du MUPANAH (Musée du Panthéon national haïtien). Le président va déposer une gerbe de fleurs, dit-on. Mais des manifestants pourraient l’attendre avec le pot, selon la rumeur qui monte.

Il y aura plusieurs cérémonies, conférences et activités, ainsi que des messes parce que c’est dimanche, mais elles sont organisées par la société civile. Du côté de l’État, après environ deux mois de peyi lòk (« pays bloqué »), c’était le silence. Ou l’absence, comme le symbole du Palais national effondré, qu’on a finalement rasé, et qui donne maintenant sur un espace vide au Champ-de-Mars, en plein cœur de la ville. Le président Jovenel Moïse, plus impopulaire que jamais, promet la reconstruction du palais.

Remarquez, il n’y a rien à célébrer après une telle tragédie, mais la mémoire est une chose importante dans une société, et dix ans plus tard, si tout s’était mieux passé, on aurait pu au moins se féliciter du chemin parcouru, se réconforter d’avoir remonté la pente.

Au lieu de ça, Haïti traverse sa pire crise économique et politique depuis le tremblement de terre.

La société se débat avec tellement de problèmes en ce moment que commémorer le séisme n’est pas vraiment dans les priorités de grand monde. Et puis, c’est un immense traumatisme collectif que la plupart des Haïtiens, déjà submergés, n’aiment pas réveiller.

***

Dans ces jours terribles que j’ai passés à arpenter la ville meurtrie, je ne voyais que la force et le courage du peuple haïtien qui perçaient à travers l’horreur. Et l’absence éclatante de l’État. Vraiment, le peuple haïtien était seul et quand les premiers secours de l’étranger sont arrivés, ils sont allés directement vers les endroits où étaient les étrangers en premier. Les heures et les jours passaient, et je me demandais, dans ma grande ignorance de ce pays : mais fuck, ils sont où, le président, les ministres, la police, les pompiers ?

Je n’avais pas d’iPhone, mon ordinateur avait été démoli dans le séisme, j’étais complètement déconnectée et cette dignité, ce calme dans l’Apocalypse m’avaient tellement frappée que de retour à Montréal, j’ai vécu un gros décalage entre ce qui était montré dans beaucoup de reportages et ce que j’avais vu. À part pour les maudites répliques du séisme qui n’arrêtaient pas de nous terrifier, il n’y a pas une seule fois où j’ai eu peur pendant cette semaine-là, mais à la télé, par moments, on aurait dit que tout le monde était au bord de s’égorger, alors que rien n’était plus faux. Ma mère en panique me parlait au téléphone de gens avec des machettes. « Est-ce que c’est le même gars qui tourne en boucle aux nouvelles ? », que je lui ai demandé, et c’était bien ça : un loop.

Bref, le narratif habituel de l’Haïti épeurant, boosté par une catastrophe naturelle d’une ampleur inédite.

J’ai voulu connaître mieux ce peuple qui semblait avoir vécu tous les outrages. Depuis 2010, je n’ai pas cessé d’aller en Haïti (c’est mon neuvième voyage), pour mieux comprendre ce pays dont on ne m’avait jamais raconté l’histoire, tout simplement parce que la première République noire du monde, l’Occident n’en a jamais voulu. Je me suis promenée du nord au sud, de Cap-Haïtien à l’Île-à-Vache, avec un petit favoritisme pour la ville de Jacmel. J’y ai traîné mon chum et des amis, vécu des tas de trucs rocambolesques, été éblouie et blessée au plus profond de mon âme en même temps, tellement les contrastes sont violents entre l’extrême pauvreté et la richesse indécente. Pendant une décennie, j’ai alterné entre l’espérance et le découragement.

Je sais aujourd’hui qu’une vie, et même deux ou trois, ne suffirait pas à comprendre la complexité d’Haïti.

J’ai surtout compris que la solution aux maux d’Haïti sera haïtienne ou ne sera pas, alors que les Haïtiens ont été écartés de la reconstruction pilotée par la communauté internationale depuis dix ans.

Ils n’ont vu aucun changement dans leur qualité de vie qui est en fait en train de se dégrader, le taux de chômage demeure endémique, la corruption et l’impunité sont restées, l’inflation s’est mise de la partie.

Pourtant, dans les trois ou quatre années qui ont suivi le séisme de 2010, l’ambition était au top, malgré les tonnes de gravats qui jonchaient le sol – parlez-en à Bill Clinton. On allait refonder Haïti ! On allait transformer cette catastrophe en opportunité ! J’y ai vraiment cru, comme chacun. Le monde entier voulait voler au secours d’Haïti, les milliards pleuvaient sur les ONG, mais une formule entendue souvent s’est avérée, celle voulant qu’il y ait toujours eu trop de médecins au chevet du malade.

Et voilà que pour le dixième anniversaire du séisme, je n’ai jamais été aussi inquiète pour Haïti et ceux qui y vivent. Personne ici ne peut deviner de quoi sera fait 2020. Mais il est sûr et certain que ça va brasser, et que la ligne de faille du prochain séisme, ce pourrait être la faim.

Chronique

Les œufs de Lucette

Dix ans après avoir vécu en première ligne le séisme en Haïti, notre chroniqueuse retourne sur les lieux de la tragédie.

Pour comprendre dans quelle crise économique aiguë nage Haïti en ce moment, rien de mieux qu’une marchande pour vous dire la réalité crue de la situation.

Lucette Samedi vend des œufs et des bananes devant l’école République des États-Unis dans le quartier de Bois-Patate. La gourde, la monnaie nationale, s’est effondrée ces dernières années. Dans un pays qui exporte très peu et qui doit tout importer, et où une grande partie de la population gagne moins de 2 $ par jour, la force du dollar américain a rendu les produits de Lucette plus chers.

Haïti est ce que l’on appelle un stick market, c’est-à-dire que les plus pauvres y achètent les produits à l’unité, au jour le jour. Avant, Lucette vendait deux œufs 25 gourdes (35 cents canadiens) et une banane, 10 gourdes (14 cents). Aujourd’hui, les deux œufs coûtent 30 gourdes et la banane, 25 gourdes. 

« Les gens n’achètent plus la banane. Et beaucoup ne peuvent même pas s’acheter les deux œufs, ils doivent en acheter un seulement. »

— Lucette Samedi, marchande d’œufs et de bananes

C’est là qu’on est rendu. À couper de plus de la moitié le petit déjeuner et à commencer la journée jamais rassasié. Dans la même rue, sa collègue Florence Charles explique que rien n’a été aussi cher dans sa vie. « Je n’arrive même pas à cuisiner avec le 1,30 $ de charbon que j’achète. »

Dans un tel contexte, augmenter brutalement le prix de l’essence comme l’État haïtien a voulu le faire en 2018 est la goutte qui a brisé le vase qui débordait déjà depuis trop longtemps.

Mais cette semaine, les marchandes espéraient malgré tout que les affaires reprennent. Parce qu’après des semaines de peyi lòk, c’est-à-dire de « pays bloqué » par des manifestations, une crise qui a marqué les esprits par son intensité et sa durée de la mi-septembre à la mi-novembre, les écoliers étaient de retour à l’école avec leurs uniformes. Les enfants sont tous heureux de se retrouver, beaucoup ont dû étudier à la maison. Pendant cette période agitée, des écoles qui voulaient rester ouvertes ont reçu des menaces. Se promener en uniforme signifiait braver le peyi lòk, et c’était dangereux.

L’école publique République des États-Unis, qui avait été détruite lors du tremblement de terre, est toute neuve. Les écoliers se mettent fébrilement en rangs pour dire la prière et chanter l’hymne national pendant qu’on hisse le drapeau. Sa directrice, Magalie Georges, regarde d’un bon œil le retour des uniformes. « Il n’y avait pas cette quiétude pour les enfants de regagner le chemin de l’école en sécurité. C’est important pour moi qu’ils recommencent à les porter, parce que ça crée une union. Pendant qu’ils ne l’avaient pas, il y avait de la compétition entre eux. Ici, c’est culturel. L’uniforme, c’est ce qui identifie l’enfant à son école. »

Mais l’école publique en Haïti, c’est un autre problème. Les parents assument tous les coûts, se saignent souvent pour offrir une instruction à leurs enfants qui devront aller à l’étranger pour avoir un avenir. L’État ne paye que le salaire des enseignants, et ils peuvent être des mois sans recevoir de paie. 

« Je n’ai pas reçu d’éducation, il faut que mes enfants aillent à l’école et trouvent du travail, ils pourront s’occuper de moi plus tard. »

— Jean Nicomède St-Jean

Bref, le retour des enfants en uniforme signifie une accalmie, mais elle est très relative et tout le monde le sait. Ça fait des décennies qu’on n’avait vu la ville paralysée par des manifs comme ça. Pour certains, c’est un choc. À Port-au-Prince, en ce moment, on construit ou on prolonge des murs devant des maisons ou des commerces pour renforcer leur protection, dans un climat de paranoïa, parce qu’on sait que si la fièvre a baissé, rien n’a été réglé dans ce qui cause la grogne.

Chronique

Le feu couve

Dix ans après avoir vécu en première ligne le séisme en Haïti, notre chroniqueuse retourne sur les lieux de la tragédie.

Les cicatrices du séisme sont beaucoup moins visibles à Port-au-Prince, où chacun a retapé son petit coin. Les cicatrices, elles sont intérieures, dans chaque personne qui a vécu ce jour funeste. Je suis allée prendre un verre à l’hôtel Montana, l’un des plus beaux de Port-au-Prince situé sur les collines de Pétion-Ville. Là où plusieurs Québécois ont perdu la vie en 2010, notamment l’ancien ministre du Travail Serge Marcil.

La seule fois que j’avais vu cet hôtel, c’était après la destruction, toute la structure était déformée dans une sorte de vague monstrueuse. On n’a pas reconstruit en hauteur. Et ici, dès que vous évoquez le tremblement de terre, les visages se ferment, c’est un sujet tabou. D’ailleurs, beaucoup d’anciens habitués m’ont dit qu’ils sont incapables d’y retourner, ça fait trop mal. Avec l’instabilité actuelle, le secteur du tourisme, qui en arrachait déjà, est loin de remonter. Air Transat, dans l’enthousiasme de la reconstruction d’Haïti, a offert au Québec pendant quelques années un forfait voyage qui a été abandonné l’an dernier, parce qu’on ne peut garantir la sécurité des voyageurs.

Dans un « barber shop » de Canapé-Vert, la jeune Sonia me fait une manucure, et quand je lui demande si les affaires vont bien, elle fait la moue, concentrée sur mes ongles. Les salons de beauté, qui ont toujours des noms flyés et des devantures pleines de dessins colorés, me fascinent. On m’a déjà dit que c’étaient parmi les premiers commerces qui ont ouvert après le tremblement de terre. Être bien mis de sa personne est une donnée essentielle de l’identité haïtienne. Il faut avoir vu les gens sortir immaculés et tirés à quatre épingles de sous les tentes dans les camps boueux de déplacés pour comprendre. « Mais comment font-ils ? » était tout le temps ma question, moi qui ai de la misère à ne pas friper ou tacher la moindre chemise malgré une laveuse et une sécheuse.

On entend soudainement un gros bang. Clients et employés sortent dans la rue. Un gars à moto vient de rentrer dans un poteau, il est blessé à la mâchoire, mais il se relève. Ça arrive trop souvent. 

Les morts à moto sont un fléau en Haïti. Si vous êtes pauvre, ou dans un coin reculé qui n’a pas d’hôpitaux, c’est malheureusement just too bad la plupart du temps. L’accidenté a peut-être une sévère commotion cérébrale, mais il n’aura pas de suivi, et tout ce qu’on peut faire, c’est croiser les doigts pour lui.

Depuis trois jours que je suis ici, j’ai l’impression que Port-au-Prince est comme d’habitude, mais le feu couve sous ce calme apparent. Ma dernière visite remonte à 2018, juste avant l’embrasement de juillet quand le gouvernement a annoncé sans préavis une augmentation des produits pétroliers, qui pouvait aller jusqu’à 51 %. Dans n’importe quel pays, une telle augmentation brutale aurait fait sortir les gens de leurs gonds. En Haïti où le mode survie est une réalité quotidienne, ce genre de décision suicidaire démontre la déconnexion du pouvoir. C’est de là qu’a émergé le scandale Petrocaribe – cette entente avec le Venezuela sur le prix du pétrole dont les fonds devaient aller au développement d’Haïti et qui éclabousse la classe politique – ainsi qu’une nouvelle génération de militants allumés qu’on a nommés les petro-challengers qui veulent révolutionner le système au complet. Je vous en parlerai plus en détail cette semaine.

Mais déjà avant juillet 2018, on s’inquiétait de l’aggravation de la précarité et de l’insécurité. De la circulation d’armes qui a beaucoup augmenté. De la montée en puissance des gangs de rue.

Je l’ai souvent dit et je le crois sincèrement : le peuple haïtien est l’un des plus pacifiques au monde.

Avec ce qu’il subit comme humiliations et conditions de vie impossibles, ce qui devrait plutôt nous étonner est qu’on ne passe pas son temps à s’étriper en Haïti, car contrairement à ce qu’on pense, son taux de criminalité est l’un des plus bas des Caraïbes.

Ce pays ne tient qu’à quelques fils, comme l’argent de la diaspora et l’humilité des plus pauvres. Mais la crise économique est en train de déchirer le tissu social.

Ce dimanche, les dix ans du séisme vont raviver de douloureux souvenirs, mais c’est probablement la dernière fois qu’on s’attarde à cet anniversaire. Car dès demain, tout peut exploser. Haïti n’a pas fini de trembler.

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