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L’Arabie saoudite aux deux visages

Rana Ahmad raconte son quotidien sous le joug de la charia

Certains veulent croire à un printemps saoudien sous l’influence du prince héritier. Au même moment, un journaliste d’opposition disparaît à Istanbul… Saoudienne réfugiée en Allemagne, Rana Ahmad nous décrit la réalité de ce pays hermétique qu’elle a fui clandestinement. Cette combattante a vécu trente ans sous la loi de l’islam radical. Un jour, elle a dit « non », renié l’islam. Répression, viols familiaux, fallacieux signaux de libéralisme, elle démonte et raconte tout dans un livre. Et nous reçoit chez elle.

Est-ce pour lancer la discussion ? Rana commande une bière. Dans le café où nous nous rencontrons, à Cologne, c’est un non-événement, mais une chose inimaginable en Arabie saoudite. C’est « haram » pour un musulman de consommer de l’alcool, qui plus est en public. Tous les interdits qui ont régenté sa vie durant près de trente ans, elle les brave quotidiennement depuis qu’elle a tourné le dos à la religion. Autrefois privée de tout plaisir, elle veut goûter à tout, jusqu’à plus soif. Bouffer la vie.

Elle est désormais seule maîtresse de ses choix, et elle a fait le plus radical, entre courage et inconscience. Pour avoir quitté l’islam et revendiqué sa liberté de penser dans un livre, Rana risque sa tête en Arabie saoudite. Qu’une femme ait osé le faire est inconcevable, plus encore qu’un homme. Sa famille l’a reniée. Rana se dit « ex-musulmane » et porte au cou le symbole des athées. Un « A » noir sur fond blanc, un médaillon acheté sur Amazon. Elle veut à tout prix s’intégrer dans le pays qui l’a accueillie après sa fuite vers la Turquie, puis la Grèce, l’Autriche et enfin l’Allemagne. Le même chemin de l’exil que des milliers de réfugiés à l’époque où elle décide de tout quitter. C’est avec un gilet de sauvetage, sur un canot de fortune, qu’elle rejoint l’Europe.

Pour se sentir chez elle, en plus d’adorer le currywurst – oui, elle mange aussi du porc –, elle vient de passer ce matin son ultime examen d’allemand. Ce diplôme pour lequel elle a bûché si dur, malgré les coups de cafard, le dénuement, la solitude loin des siens qui lui manquent atrocement, c’est aussi un laissez-passer pour des études universitaires en physique nucléaire.

Rana veut apprendre. Elle a découvert sa vocation pour les sciences en surfant sur le Net, dans le secret de sa chambre à Riyad. Et son cheminement intellectuel lui a ouvert les yeux : la théorie de l’évolution, dont elle ignorait tout, anéantit ses certitudes. Elle ressent un séisme intérieur.

C’est la stupeur. Darwin, Marie Curie, Einstein bouleversent sa vision du monde et deviennent les héros de son nouveau panthéon. Privée, comme des millions d’autres, de la connaissance, des livres qui contestent le dogme, voire l’existence de Dieu, la voilà aujourd’hui prête à pousser jusqu’au doctorat. Il y a quelques mois, elle est venue en France. Pas pour voir la tour Eiffel, mais pour visiter l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), à Grenoble.

À 31 ans, malgré son lourd passé – elle a été mariée, perdu un enfant et frôlé la mort –, Rana a tout d’une étudiante juvénile et insouciante d’apparence. Elle adule Rihanna et écoute en boucle Bella du rappeur français Maître Gims. Mais, sur les murs de sa chambre où elle nous invite, au lieu d’affiches de vedettes sont affichés ses combats : un drapeau LGBT, une photo de Nietzsche et une affiche de soutien au blogueur saoudien Raif Badawi, condamné à dix ans de prison et à mille coups de fouet pour insulte à l’islam.

Longs cheveux noir de jais, maquillage appuyé, Rana dégage une énergie atomique, secoue ses mèches, éclate de rire. Tout semble aller à 100 à l’heure dans sa tête. Les mots se bousculent, elle est fébrile. Sans pathos, elle veut témoigner des horreurs vécues, expliquer sa révolte, avec la candeur et l’intransigeance d’une adolescente.

À quoi ressemble votre vie à Cologne ? Quel goût a la liberté ?

Heureuse est un adjectif bien réducteur pour me décrire. Le seul fait de marcher dans la rue est merveilleux, sentir le soleil sur ma peau, ne pas devoir me couvrir, laisser mes cheveux bouger. Respirer sans avoir peur ni recevoir d’ordre. J’ai vécu dix-neuf ans sous le voile et, je pense, chaque instant à celles qui subissent toujours le même sort en Arabie saoudite. Être libre d’exprimer mes opinions en tant qu’athée est incroyable ! Être heureuse est un devoir. Quand j’ouvre la porte de mon studio, je ressens le poids de ce geste. Je peux décider de chaque instant de ma vie, de comment je m’habille, d’aller prendre un café où je veux, avec qui je veux, penser à moi, rester seule ou pas. À Riyad, je dépendais, comme toutes les femmes, de la volonté des hommes pour tout. Je ne pouvais sortir qu’accompagnée, par mon père ou mon frère. Et, si aucun des deux n’en avait envie, j’étais coincée. Je n’ai pas pu passer mes examens de français à l’université à cause de mon frère qui préférait traîner devant la télé plutôt que de m’amener en cours. Pourtant, j’adore votre langue et j’ai hâte de découvrir Paris. Quand je suis triste, il m’arrive de pleurer, mais je me dis : « Rana, tu n’as pas le droit d’être déprimée. Tu as tellement rêvé d’être libre ! »

Dans votre livre, vous écrivez que votre enfance dérape vers l’âge de 10 ans. Votre grand-père confisque le vélo que vous adorez. Puis votre mère vous impose le foulard…

Je n’ai rien compris sur le coup. Pourquoi, du jour au lendemain, ce qui m’était autorisé est interdit. Je n’ai plus le droit d’enfourcher ma bicyclette pour aller chez l’épicier, faire des tours, sentir la griserie de la vitesse. J’aimais ce vélo. Il m’est retiré, on l’offre à un de mes jeunes oncles. J’éprouve une grande injustice. Et, quand ma mère me donne un voile à porter, dans ma tête de petite fille, c’est un grand conflit : d’un côté, je suis entravée dans mes mouvements par ce foulard qui me gêne, mais, d’un autre, c’est génial, je deviens comme les autres femmes de ma famille.

Pourquoi si jeune ?

Lorsqu’on impose le voile à une gamine, on l’habitue, elle accepte sans broncher, elle est docile. C’en est fini pour elle, comme un conditionnement mental. Quand aujourd’hui je croise des femmes voilées dans la rue en Allemagne et qu’on me dit que c’est leur choix, je ne peux l’entendre. Pas après ce que j’ai vécu. Je ne veux pas les juger, mais ici, en Europe, alors qu’elles ont tous les droits, comment peuvent-elles l’accepter ? Je ressens à leur encontre une immense incompréhension.

Étape suivante vers l’enfermement, à 14 ans, c’est le niqab qui couvre votre visage. Quelles sont alors les nouvelles règles dans votre vie ?

Je deviens une autre personne. Je dois cacher mes formes, mon corps doit disparaître pour ne pas tenter les hommes. Tout cela est très mystérieux, car à mon âge, nous sommes toutes totalement ignorantes des choses du sexe. Je vais vous montrer à quoi cela ressemble. [Elle sort des pièces de tissu d’un coffre.] Voilà l’abaya, un grand manteau, le hijab, un long foulard pour les cheveux, et le niqab, un masque sur le visage qui ne laisse voir que les yeux. Nous devons les porter en permanence dans l’espace public. Les plus religieuses mettent aussi des gants, des chaussettes et des chaussures, noirs exclusivement. J’étais habillée comme ça quand j’ai pris l’avion à Riyad pour Istanbul. Et j’ai gardé ces vêtements, car ils sont importants. Tous les ans, le 1er juin, date à laquelle je suis arrivée en Allemagne, je fête ma renaissance. Le début de ma nouvelle vie. Je mets cette prison ambulante, je sors dans la rue et j’enlève tout dans un geste rageur. Et après, j’ouvre une bouteille de champagne avec mes amis !

Vous relatez des abus sexuels subis dans votre famille. Est-ce courant ?

J’ai été agressée par un cousin, un oncle et même par mon beau-père après mon mariage alors que nous vivions sous le même toit. Les hommes musulmans savent ce qu’ils font, on est piégées. On ne peut demander de l’aide à personne, au risque d’être accusées de provocation et punies. La religion affaiblit les femmes, qui se trouvent sans aucun recours et toujours coupables selon le modèle qu’on leur a mis dans la tête. Dans l’islam, soit tu es une sainte, soit tu es une… D’après moi, la grande majorité des Saoudiennes, des enfants aussi, subissent ces abus dans le silence et la détresse. Ma meilleure amie à l’école était violée par son père. C’est une conséquence de lois religieuses trop strictes. Ce système rend les gens fous. Le corps doit s’exprimer, le sexe est vital, comme boire ou manger. Quand tu es mort de faim, tu prends ce que tu as sous la main, donc dans ta propre famille. Tout interdire, comme les pratiques un peu fun dans le couple, cela aboutit à une grande frustration et à de telles situations ! Et aussi à la consommation de prostituées à Dubai ou Bahreïn. Ce que j’ai subi, je n’en ai jamais parlé avant ce livre. J’appréhende une éventuelle traduction en arabe, car les membres les plus radicaux de ma famille deviendraient une menace pour moi, même en Allemagne. Et, en même temps, je ne ressens plus vraiment la peur, ils ont tué la peur en moi. J’ai déjà un autre projet de livre sur le sexe dans l’islam. Un ouvrage documenté, analysant les textes du Coran, avec l’avis de médecins, les expériences de femmes.

À Riyad, au fil de vos lectures sur l'internet, qui n’est pas totalement censuré, votre foi tangue, puis vous ne croyez plus. Vos parents, chez qui vous vivez après votre divorce, sentent que ça ne tourne pas rond. Votre frère soupçonne une aventure avec un homme, il vous espionne, vous bat très violemment.

Je me suis retrouvée enfermée dans ma chambre, je refusais de me nourrir, je ne pouvais plus vivre dans cet état schizophrénique, continuer à faire semblant, prier cinq fois par jour. J’avais perdu jusqu’à ma dignité humaine, j’étais devenue un animal apeuré, parce que, en tant que femme et musulmane, on me déniait le droit de me poser des questions et de chercher des réponses. J’étais à bout. J’ai voulu mourir, je me suis ouvert les veines. Mon père m’a emmenée à l’hôpital alors que nous risquions beaucoup : une enquête de la police sur notre famille, des rétorsions et, pour moi, la prison. En Arabie saoudite, le suicide est un crime. Les médecins n’ont rien dit, ils ont l’habitude. Je ne suis pas la seule à en arriver à cette extrémité, par désespoir absolu. Moi-même, alors que je travaillais comme secrétaire dans un hôpital, j’ai été témoin de cette tragédie.

Depuis votre départ d’Arabie saoudite, la condition des femmes semble évoluer. Par exemple, elles ont le droit de conduire.

C’est purement de la propagande ! Il faut que l’Europe le sache. Comme laisser les femmes aller au concert ou au cinéma. Rien à voir avec la liberté, c’est pour des raisons économiques que le pouvoir lâche la bride. L’économie n’est plus si florissante, alors ouvrir le marché à l’autre moitié de la population qui en était exclue, ça peut être bon pour le business. Quant à prendre des leçons de conduite à Riyad, d’après ce que je sais, on compte les auto-écoles sur les doigts d’une main. Très peu de femmes peuvent passer l’examen. Et seules les plus aisées, les plus libérales, qui ont peut-être obtenu leur licence à l’étranger, prennent aujourd’hui le volant. Moi, je vais passer mon permis dès que possible, quand j’aurai économisé assez d’argent. Et, aussitôt, j’achèterai une voiture, même vieille. C’est fondamental pour moi, au-delà du symbole. J’ai trop dépendu des hommes pour me rendre à un rendez-vous ou au travail. Pour l’instant, je me déplace à vélo, une sacrée revanche, déjà !

À la publication de votre livre en Allemagne, avez-vous été menacée ?

À la suite d’une interview sur la chaîne Deutsche Welle, j’ai reçu des menaces sur Facebook de musulmans irakiens et syriens vivant en Europe. J’ai déposé plainte au commissariat. J’ai montré les messages, mis les policiers devant leurs responsabilités : « Vous ne pouvez tolérer cela, j’ai la liberté de parole dans votre pays. » Mais ce n’est rien par rapport à l’attentat contre Charlie Hebdo. J’ai été tellement choquée par cette attaque. Comment les Français peuvent-ils endurer de tels actes ? On n’aurait plus le droit de publier des caricatures ? La France a fait la révolution. Combien sont morts au nom de la liberté ? Vous devez être intransigeants vis-à-vis de vos droits, être exemplaires aux yeux du monde pour tous ceux qui sont privés de cette liberté. Il paraît que, à Paris, on croise des femmes entièrement voilées ? C’est dingue ! Personne ne doit rester silencieux face à cette situation. La menace est là. J’étais à Cologne lors des violences du Nouvel An, je sais de quoi je parle. Quand je me trouve dans un quartier où vivent beaucoup d’Arabes, je sens les regards appuyés sur moi, je ne me sens plus en Europe. L’autre jour, je rentrais d’une soirée avec deux copines. On était un peu éméchées. Des gars nous ont suivies. « Elles sont bourrées, on peut se les faire. » J’ai tenu tête en arabe, appelé les flics. On a des droits ici, obtenus de haute lutte par les combats féministes. À nous de les faire respecter. J’admire les Femen.

Après trois années à vous reconstruire, êtes-vous devenue militante ?

J’ai le devoir absolu, je le ressens au fond de moi, d’aider les femmes qui sont en Arabie saoudite. Et tous les athées là-bas, j’estime qu’ils sont des millions. On mesure leur nombre sur les réseaux sociaux et ce mouvement de fond remonte aux années 2010. J’ai cofondé une association qui soutient les ex-musulmanes réfugiées.

Et, depuis la sortie de mon livre, grâce aux interviews diffusées sur le Web, des Saoudiennes ont eu connaissance de mon histoire et tenté de fuir comme moi. J’ai reçu des appels à l’aide, deux jeunes filles sont parvenues jusqu’en Allemagne, mais c’est une entreprise très risquée. Alors, j’ai décidé d’enregistrer deux vidéos sur YouTube pour mettre en garde et expliquer les enjeux, combien il faut être prête, mûrir son projet, car si on parvient à s’échapper, il n’y a pas de retour possible. Si on échoue, c’est pire encore. C’est un déchirement de tout abandonner, de laisser sa vie derrière soi. Je suis partie seule, grâce au soutien d’inconnus rencontrés sur le Net, sans rien, juste 200 dollars en poche et la peur au ventre. Et les miens m’ont bannie, car j’ai commis l’impensable. Ne plus jamais prononcer le mot « maman », c’est atroce. Mon père me manque terriblement, un homme doux et sensible qui m’a toujours soutenue et encouragée à une certaine autonomie. J’ai peur qu’il soit sur écoute donc nous sommes en contact par courriel. Il est désolé pour moi, il voudrait me voir revenir dans le droit chemin pour que j’accède un jour au paradis promis aux musulmans. Quand j’ai le blues, je vaporise un peu de son parfum dans mon appartement. J’ai l’impression qu’il est auprès de moi…

Ici, les femmes ne rêvent pas. Récit d’une évasion

Rana Ahmad

éd. Globe

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