Livre  Le capitalisme expliqué à ma petite-fille

L’ordre cannibale

Le capitalisme expliqué à ma petite-fille
(en espérant qu’elle en verra la fin)
Jean Ziegler
Éditions du Seuil
Paris, 2018
115 pages

Ancien rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler a vu de ses propres yeux les affres du capitalisme sur les populations pauvres. Mais il ne peut nier les bienfaits d’un système qui profite à une minorité privilégiée. Que faire ?

Extrait d’un dialogue entre le sociologue et sa petite-fille. 

– L’autre soir, maman m’a appelée, tout excitée : tu passais à la télévision et tu discutais du capitalisme avec un homme apparemment très aimable, mais vous n’étiez d’accord sur rien. Je n’ai pas compris grand-chose à votre querelle, pourtant tu avais l’air assez fâché. Pourquoi ?

– Tu as raison Zohra, j’étais en colère. Cet homme en face de moi s’appelle Peter Brabeck-Letmathe, c’est le président de Nestlé, la société transcontinentale de l’alimentation la plus puissante du monde. Nestlé, qui a été fondée il y a cent cinquante ans dans la petite Suisse, est aujourd’hui la vingt-septième des plus puissantes entreprises de la planète.

– Je ne vois pas le problème. Nestlé fait du bon chocolat ! Et, si la Suisse est capable de développer des entreprises qui font leurs affaires à travers tous les continents, pourquoi ça te met en colère ?

– Parce que Peter Brabeck invoquait tout le temps la théorie de son ami Rutger Bregman, un célèbre historien hollandais. Or je m’insurge contre sa conception de l’histoire et de l’économie. Il affirme notamment ceci : « Pendant à peu près 99 % de l’histoire du monde, 99 % de l’humanité a été pauvre, affamée, sale, craintive, bête, laide et malade. […] Mais tout a changé au cours des deux cents dernières années, […] des milliards d’entre nous se sont retrouvés riches, bien nourris, propres, en sécurité et parfois même beaux. Même ceux que nous appelons encore “les pauvres” jouiront d’une abondance sans précédent dans l’histoire mondiale. »

Peter Brabeck prétend ainsi que l’ordre capitaliste est la forme d’organisation de la planète la plus juste que l’histoire ait connue, assurant la liberté et le bien-être de l’humanité.

– Et ce n’est pas vrai ?

– Évidemment non ! C’est même précisément le contraire qui est vrai ! Le mode de production capitaliste est responsable de crimes innombrables, du massacre quotidien de dizaines de milliers d’enfants par la sous-alimentation, la faim et les maladies liées à la faim, du retour d’épidémies depuis longtemps vaincues par la médecine, mais aussi de la destruction de l’environnement naturel, de l’empoisonnement des sols, de l’eau et des mers, de la destruction des forêts…

Nous sommes actuellement 7,3 milliards d’êtres humains sur notre fragile planète. Plus des deux tiers, environ 4,8 milliards, habitent dans l’hémisphère Sud, parmi lesquels des centaines de millions vivent dans des conditions indignes. Les mères sont tourmentées par la peur panique du lendemain parce qu’elles ne savent pas comment elles pourront nourrir leurs enfants un jour de plus. Les pères sont humiliés, méprisés jusque dans leur famille, parce qu’ils n’arrivent pas à trouver de travail, victimes de ce qu’on appelle le « chômage permanent ». Les enfants grandissent dans la misère et l’angoisse, ils sont les victimes fréquentes de violences familiales, leur enfance est souvent fracassée. Pour 2 milliards d’êtres humains dans le monde – ceux que la Banque mondiale appelle les « extrêmement pauvres » –, la liberté n’existe pas. Leur seule préoccupation est de survivre.

Les ravages du sous-développement sont la faim, la soif, les épidémies et la guerre. Ils détruisent plus d’hommes, de femmes et d’enfants chaque année que la boucherie de la Seconde Guerre mondiale pendant six ans. Ce qui fait dire à beaucoup d’entre nous que, pour les peuples du tiers-monde, la « Troisième Guerre mondiale » est en cours aujourd’hui.

– Si je comprends bien, Brabeck et toi, vous êtes complètement opposés. Vous n’êtes pas du tout d’accord sur les bienfaits ou sur les méfaits du capitalisme.

– Tu as raison. Selon moi – et pour tous ceux et toutes celles qui partagent ma position –, le capitalisme a créé un ordre cannibale sur la planète : l’abondance pour une petite minorité et la misère meurtrière pour la multitude.

J’appartiens au camp des ennemis du capitalisme. Je le combats.

– Il faut donc abolir purement et simplement le capitalisme ?

– Ma chère Zohra, la réponse n’est pas simple… À une minorité des êtres humains, notamment pour ceux qui habitent les pays de l’hémisphère Nord ou qui appartiennent aux classes dirigeantes des pays du Sud, les formidables révolutions – industrielles, scientifiques, technologiques – produites par le système capitaliste durant les XIXe et XXe siècles ont procuré un bien-être économique jamais atteint auparavant. Le mode de production capitaliste se caractérise par une vitalité et une créativité stupéfiantes. En concentrant des moyens financiers énormes, en mobilisant les talents humains, en jouant sur la compétition et la concurrence, les détenteurs du capital les plus puissants contrôlent ce que les économistes appellent le « savoir problématique », c’est-à-dire la recherche scientifique et technologique dans les domaines les plus divers : électronique, informatique, pharmaceutique, médical, énergétique, aéronautique, astronomique, science des matériaux…

Grâce aux laboratoires, aux universités qu’ils sponsorisent, ils obtiennent des progrès éblouissants, notamment en matière de biologie, de génétique ou de physique. Dans les laboratoires des sociétés pharmaceutiques de Novartis, Hoffmann-La Roche ou encore Syngenta, une nouvelle molécule, un nouveau médicament est créé chaque mois ; à Wall Street, un nouvel instrument financier est inventé presque chaque trimestre. Les sociétés transcontinentales de l’agroalimentaire augmentent sans cesse leur production, elles diversifient leurs semences, fabriquent des engrais toujours plus rentables, augmentent les récoltes et inventent des pesticides toujours plus efficaces pour les protéger des nuisibles ; les astrophysiciens observent les autres univers que le nôtre, tournant autour de leurs soleils, et découvrent sans cesse de nouvelles exoplanètes ; les industriels de l’automobile construisent chaque année des voitures plus solides et plus rapides ; les scientifiques et les ingénieurs envoient dans l’espace des satellites toujours plus performants ; des milliers de brevets protégeant des milliers d’inventions nouvelles dans tous les domaines de la vie humaine sont déposés tous les ans auprès de l’OMPI, l’Organisation mondiale de la protection intellectuelle à Genève.

– Si je comprends bien, Jean, le mode de production et d’accumulation capitaliste te stupéfie par son inventivité et sa puissance créatrice…

– Oui, Zohra. Imagine-toi : entre 1992 et 2002, en dix ans seulement, le produit mondial brut a doublé et le volume du commerce mondial a été multiplié par trois. Quant à la consommation d’énergie, elle double en moyenne tous les quatre ans.

Depuis le début de ce millénaire, pour la première fois de son histoire, l’humanité jouit d’une abondance de biens. La planète croule sous les richesses. Les biens disponibles dépassent de très loin les besoins incompressibles des êtres humains.

– Donc le capitalisme a du bon ?

– L’ordre cannibale du monde que le capitalisme a créé doit être radicalement détruit, mais les formidables conquêtes de la science et de la technologie doivent non seulement être préservées mais aussi potentialisées. Le travail, les talents, le génie humains doivent servir le bien commun, l’intérêt public de nous tous – de tous les humains – et non uniquement le confort, le luxe, la puissance d’une minorité. Je te dirai plus tard dans quelles conditions le nouveau monde, celui dont rêvent les hommes et les femmes, peut se réaliser. Pour l’instant, laisse-moi te raconter d’où vient le capitalisme.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.