CHRONIQUE 

Falardeau l’écrivain

Aujourd’hui, un pamphlet comme Le temps des bouffons est à la portée de tous en un clic sur YouTube. En 1993, il fallait mettre la main sur la vidéocassette et, bien avant tout le monde, Pierre Falardeau invitait les gens au piratage – parce que, pour lui, le piratage impliquait le citoyen et le transformait en militant.

J’avais copié la vidéocassette d’un ami. « Au Ghana, les pauvres mangent du chien. Ici, c’est les chiens qui mangent du pauvre. Et ils prennent leur air surpris quand on en met un dans une valise de char… »

L’art du pamphlet est indissociable de la jouissance du texte. Cette charge à fond de train qu’est Le temps des bouffons, que bien des gens se repassaient en boucle pour le simple plaisir d’entendre Falardeau cracher sa colère sur des images d’un banquet au Beaver Club tournées en 1985, avait des vertus mnémoniques. Encore aujourd’hui, je peux en réciter de grands bouts par cœur. Dans des soirées bien arrosées, on se criait des extraits : « Je les ai vus à Moscou vomir leur champagne et leur caviar sur leurs habits Pierre Cardin… Je les vus à Bangkok fourrer des enfants, filles ou garçons, pour une poignée de petit change… »

Avec les inégalités sociales qui se creusent sur une planète en feu, ce texte n’a pas pris une ride. En janvier dernier, un article du Monde diplomatique rendait hommage à ce court métrage, en pleine crise des gilets jaunes.

Falardeau défendait un nationalisme contre l’hégémonie impérialiste – on voit aujourd’hui à quel point ça revient dans la résistance à la mondialisation. 

« Je me méfie du nationalisme américain, français, anglais, russe ou allemand, écrivait-il. C’est débile et réactionnaire, le nationalisme des grandes puissances. Mais je ne puis condamner les petits peuples qui luttent pour conserver et développer leurs différences culturelles, le mien en premier. Je pense que résister au nivellement des cultures, au bulldozer de la culture impérialiste américaine, fût-elle contre-culturelle, n’est pas un geste conservateur et peut être un moteur de création. Une lutte pour la diversité culturelle est une lutte pour l’enrichissement de l’humanité. »

Pourquoi Gratton ?

Le texte du Temps des bouffons nous rentrait dedans, peu importent nos allégeances politiques. Les images de ce banquet n’étaient pas tant dévastatrices que dévastées par les mots de Falardeau, lancés comme des grenades dégoupillées.

A-t-on écrit un pamphlet plus violent au Québec depuis Le temps des bouffons ? Je ne crois pas.

Je pense aussi que les deux films les plus méchants qui ont été faits sur les Québécois sont Elvis Gratton de Pierre Falardeau et Le confort et l’indifférence de Denys Arcand, tous deux tournés dans l’amertume post-référendaire des années 80. Ces deux-là étaient en beau calvaire contre nous, je pense.

Mais dans le cas d’Elvis Gratton, la créature a échappé à son créateur. Ce personnage qui devait nous réveiller est devenu une sorte de héros ; Falardeau lui-même s’en désolait et n’a pas cessé de vouloir l’assassiner dans les deux autres films qu’il a faits avec Julien Poulin. Il meurt dans une explosion de merde à la fin d’Elvis Gratton : La vengeance d’Elvis Wong, le dernier film de Falardeau qui nous a laissés sur un gros doigt d’honneur pas très subtil, mais bien… senti, disons.

Dans une lettre écrite à Louise Carré en 1983, reproduite dans le recueil La liberté n’est pas une marque de yogourt, publié en 1995, il lui explique pourquoi il a créé Gratton avec son chum Poulin. 

« Tu me demandes où je m’en vas avec Gratton. Tu me demandes comment je fais pour continuer. Tu me demandes si j’ai mal. Gratton te fait mal. Je suis bien content. C’est fait pour. Moi aussi, j’ai mal. Ça fait 35 ans que j’ai mal, ça fait 223 ans que j’ai mal. J’ai mal depuis le Référendum, depuis Octobre 1970, depuis la conscription, depuis 1867, depuis 1837, depuis 1760, depuis le début du monde. C’est ça, ma douleur. Si j’étais polonais, palestinien ou nicaraguayen, la forme serait différente, mais la douleur serait essentiellement la même. Et pour l’instant, c’est la forme qu’elle prend. »

Cet été, j’ai relu les recueils de textes de Falardeau, pour me rappeler qu’il n’était pas qu’un monomaniaque de l’indépendance, même s’il égrène dans tous ses textes les ans passés sous le joug colonial depuis la Conquête.

À chaque texte, il ajuste le nombre, comme un prisonnier grave les jours sur les murs de sa cellule.

J’ai relu Falardeau, car la cohérence est totale entre son œuvre cinématographique et son œuvre écrite. Et cette œuvre écrite n’existe pas seulement parce qu’il était un militant, mais parce que tourner des films au Québec relève du chemin de croix – surtout le genre de film que lui voulait tourner. Sans ses campagnes de financement, son 15 février 1839, désigné par la plupart des critiques comme son meilleur film, n’aurait pas vu le jour.

Falardeau écrivait pour se battre entre deux projets cinématographiques qui mettaient un temps interminable à se concrétiser. Sans cela, nous n’aurions peut-être pas eu le même pamphlétaire. Disons qu’entre deux films, il voulait faire quelque chose, et il se grouillait le cul (sur l’air connu de la chanson). Ses lettres à Téléfilm Canada sont par moments des pièces d’anthologie, on trépigne avec lui. « Trente ans de refus, de mépris, de crachats sur la gueule, ça doit laisser des traces », écrivait-il dans le radio-théâtre intitulé Le cauchemar. « J’pas fou pour rien ! Quinze ans pour faire mon dernier film ! »

D’autres clous sur lesquels frapper

Il n’a pas attendu l’essai de Stéphane Hessel pour s’indigner : il l’était en permanence, indigné. Et l’indépendance n’était pas son seul cheval de bataille. Il y a aussi sa haine du capitalisme, de la société marchande et de la publicité qui tapisse ses écrits. La pub, pour lui qui refusait d’en faire, est « cette perversion qui ratatine la pensée, qui rabaisse l’esprit, qui abrutit la conscience, qui rapetisse la vie, écrit-il. Cette perversion des mots qu’on nous enfonce dans la gorge, 1000 fois par jour. Jour après jour. Sans fin. Comme le supplice de la goutte. Comme si on poursuivait l’opération militaire américaine au Vietnam baptisée “la conquête des cœurs et des esprits”. Le totalitarisme de la marchandise, c’est aussi du totalitarisme ».

Sa haine des médias, sans aucune nuance, entre autres pour le journal dans lequel j’écris, rejoint presque celle de Trump. On reconnaît ses émules lorsqu’ils utilisent encore le terme « Radio-Cadenas ». À ce sujet, Foglia l’avait un peu brassé dans un entretien passionnant entre les deux Pierre en 2005, pour la première émission de L’autre midi à la table d’à côté. (Le lien ne fonctionne pas sur le site de Radio-Canada, mais quelqu’un a partagé ça sur YouTube.)

On y découvre, et c’est touchant, un Falardeau presque intimidé, qui avoue être désarmé lorsqu’il constate parfois la gentillesse, quand il les rencontre en personne, de certaines cibles qu’il aime tapocher avec son crayon.

Mais il ne s’excusait jamais. Il n’a pas renié son « salut, pourriture » à la mort de Claude Ryan, qui lui avait valu une volée de bois vert (les réseaux sociaux aujourd’hui l’auraient crucifié). J’essaie d’imaginer le scandale que ç’aurait été s’il avait réussi son coup tordu de faire passer un avion au-dessus des funérailles de Pierre Elliott Trudeau avec le message « Mange de la marde » sur une banderole. Il raconte qu’il était prêt à payer, mais que la compagnie d’aviation a refusé.

À mesure qu’il approchait de la fin de sa vie et que s’éloignait son rêve d’un pays, on le sentait de plus en plus désespéré et aigri. Par moments, c’est pénible, particulièrement dans son dernier recueil publié de son vivant, Rien n’est plus précieux que la liberté et l’indépendance, en 2009. Il y tire sur tout ce qui bouge, parce que, pour lui, tout le monde est coupable. Tous collabos. Tous lâches. La liste de ses ennemis ne cesse de s’allonger. Il voyait bien la déroute du PQ, le recul de l’indépendance, la montée du nationalisme canadien, la domination éhontée des multinationales, l’embourgeoisement qui tasse les pauvres, l’anglomanie galopante, et les 10 ans qui ont passé depuis sa mort n’auraient rien fait pour lui remonter le moral. La deuxième trudeaumanie l’aurait rendu fou furieux (et nul doute qu’il aurait fait ses choux gras de cette histoire de blackface de Trudeau fils).

Sauf peut-être en 2012. Je me demande souvent ce qu’il aurait écrit pendant cette mobilisation historique des étudiants. Ce qu’il aurait pensé de la Loi sur la laïcité de l’État (projet de loi 21), lui qui était si solidaire de ses frères et sœurs algériens et palestiniens. De la crise écologique qui n’aurait pas été en contradiction avec son rêve d’indépendance. En fait, je me demande régulièrement ce que Falardeau aurait écrit, parce que je le lisais. Parfois comme s’il nous donnait de l’air, parfois comme un caillou dans une chaussure, hilare ou exaspérée, mais je le lisais parce qu’il avait une sacrée plume, quand on lui refusait une caméra.

La liberté n’est pas une marque de yogourt, 1995, Typo Essai

Les bœufs sont lents mais la terre est patiente, 1999, Typo Essai

Rien n’est plus précieux que la liberté et l’indépendance, 2009, VLB éditeur

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